lundi 15 décembre 2008

Meilleurs voeux

Chères lectrices, chers lecteurs,

Je profite de cette dernière chronique pour vous adresser mes meilleurs voeux pour les Fêtes de fin d'année.

Au plaisir de vous retrouver en 2009,

Bien à vous,

Johan Rochel

Facebook, une communauté pour 2008 ?

Difficile de dire si Facebook restera dans les annales de 2008 comme le nouveau phénomène social. Il n’empêche que nul ne peut contester l’entrée en force du site de réseautage dans ce que nous appellerons la « vie publique ». Chose encore impensable il y a quelques mois, il n’est plus rare de lire dans les médias des citations ou des informations tirées directement de la plate-forme de rencontre. Du côté des utilisateurs, la « NZZ am Sonntag » estime que le million de Suisses inscrits a été franchi.
Il faut dire que les avantages sont nombreux. En plus de faciliter les retrouvailles de vieux camarades, le réseau offre la possibilité de rester connecté en permanence avec son groupe de collègues, d’amis ou même de conquêtes amoureuses. Osons également le mot, Facebook permet de satisfaire notre curiosité naturelle, flirtant souvent avec un doux voyeurisme.
On ne saurait toutefois oublier les zones d’ombre du réseau social. Pour certains utilisateurs – mais seulement les autres, bien entendu – le besoin de mettre en scène sa vie devient quasiment pathologique. Sur cette pente glissante, des heures entières sont consacrées à cette seconde vie numérique. Toutefois, il en faut plus pour faire peur aux partisans du réseau. Sans coups férir, ils balaient ces inquiétudes en évoquant une « utilisation intelligente », comme une réponse à tous les abus.
La véritable problématique de Facebook se situe ailleurs. C’est une platitude de rappeler que le réseau représente une mine d’informations quasiment inimaginable. L’intégrité des différents utilisateurs n’est plus directement en jeu, car Facebook a relevé de manière drastique le niveau de protection des données. Aujourd’hui, un seul principe semble faire foi : mes informations personnelles ne sont données qu’aux personnes possédant mon autorisation. La mise en ligne des photos, mettant bien souvent en scène des personnes n’ayant donné aucune forme de consentement, reste néanmoins un point très problématique. Attendons le premier scandale pour voir comment l’affaire se développera, notamment sur un plan légal.
Par contre, Facebook traite de manière statistique les informations relatives à ses millions de membres : nous sommes face au plus grand sondage jamais réalisé. A n’importe quel instant, Facebook peut calculer combien de personnes entre 15 et 25 ans vont skier à Verbier. Inutile d’être un génie du marketing pour comprendre la valeur commerciale d’une telle somme d’informations. De manière plus pernicieuse, le système pourrait peu à peu rogner la liberté de ses utilisateurs, notamment en leur proposant une publicité toujours plus (et mieux) ciblée. Mais cette problématique dépasse largement le seul Facebook et figure en haut de la liste des défis d’avenir du web. A relever en 2009 ?

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Johan Rochel

lundi 1 décembre 2008

Se réapproprier les institutions


Selon la formule avancée par le Dr Eric Bonvin, l’hôpital de Malévoz est « un lieu de soins ouvert ». Plus qu’une formule creuse, la marque de fabrique montheysanne interroge en profondeur le rapport qu’entretiennent société et institutions.
Alors que les préjugés sont encore nombreux et tenaces, le concept d’ouverture invite à penser le séjour en hôpital psychiatrique d’une manière non stigmatisante. Sous la forme d’une simple promenade à travers son parc, l’hôpital de Malévoz fait déjà moins peur. Il n’est plus cet univers replié sur lui-même, où les patients disparaissent le temps d’une cure plus ou moins longue. Peu à peu, il devient lieu de vie au cœur de la cité.
Mais Malévoz n’est qu’un exemple parmi de nombreuses institutions que l’on pourrait qualifier de « tabouisantes ». Comprenez par là ces institutions symboles d’une déchéance, où personne ne souhaite atterrir. La liste des exemples est longue : aide sociale pour les « pauvres », home de personnes âgés pour les « vieux », repas communautaire pour les « paumés ». Ces lieux de vie nous renvoient le meilleur des miroirs pour découvrir où sont nos tabous face à une réalité parfois insoutenable, de la mort à la solitude.
Le danger semble grand de voir évoluer ces institutions vers de nouveaux ghettos. Le problème appelle une réponse durable, car il est pour le moins peu probable que la pauvreté, la solitude, les souffrances psychiques ou la mort disparaissent de nos quotidiens. Malgré nos richesses matérielles, nous n’éluderons pas la question, bien au contraire. La politique d’ouverture est-elle une (première) réponse à ce défi d’importance capitale ?
L’ouverture a au moins le mérite d’amener le public à découvrir ce qui se passe derrière des portes autrefois closes. Dans un moment crucial pour la cohésion du tout, elle rappelle que nous vivons au sein d’une seule et même société, pour le meilleur comme pour le pire. Un repas en commun ou un café aux Tilleuls marque le début d’un processus de réappropriation de ces lieux de destinée humaine.

Johan Rochel

mercredi 12 novembre 2008

2x « drogues », t’as fumé ?


Avec ses cinq objets fédéraux, le week-end du 30 novembre prochain frise l’indigestion démocratique. A l’intérieur de cette palette de thèmes ardus, deux sujets « drogues » semblent avoir le vent en poupe. Les adversaires ont particulièrement beau jeu, tant il semble facile de ranger le tout dans un même sac et de le couronner d’une belle seringue. Overdose de problèmes, affaire pliée : 2 x non.
Même si le livret distribué par la Chancellerie fédérale entretient lui aussi le doute, les deux objets diffèrent pourtant fondamentalement par leur nature et la question adressée à la population. Les traiter sous un même chapeau serait faire une lourde erreur d’appréciation.

En premier lieu, la modification de la loi fédérale sur les stupéfiants (datant de 1951) souhaite réaliser l’ancrage légal de la politique des 4 piliers (prévention-thérapie-réduction des risques-répression). Cette politique que la Suisse pratique avec un succès indéniable depuis une quinzaine d’années doit trouver une assise solide au niveau légal.
Seuls les idéalistes refusent de continuer sur cette voie efficace et pragmatique, en rêvant éveillés d’un monde vidé de tous les consommateurs de drogue. Cette illusion est dangereuse, car elle appelle des solutions irréalistes et en décalage avec les situations de terrain. Une approche idéologique ne peut cerner la complexité de la problématique des toxicomanies. La solution passe par des mesures médicales, policières et sociales, conformément aux quatre piliers. Les toxicomanes doivent en particulier être reconnus comme personnes souffrantes et soutenues dans leur démarche vers une vie meilleure.

En deuxième ligne, le peuple se prononce sur une initiative populaire visant à introduire dans la constitution un article indiquant entre autres que la consommation, la possession et l’acquisition de chanvre pour son propre usage n’est plus punissable. Des mesures de prévention auprès des jeunes doivent également être appliquées.
Vu qu’elle représente un cas limite, la question pose de réels problèmes à une société d’inspiration libérale. D’un côté, il est tentant de souligner que les adultes sont libres de consommer du cannabis et portent à ce titre la responsabilité de leur choix. Pour beaucoup, un tel tableau ne fait au fond que décrire la réalité actuelle, où le décalage entre mesures policières et réalité juridique est flagrant. Les partisans expliquent que l’initiative permettrait alors de mieux contrôler les habitudes actuelles de consommation (moins de deal car contrôle des points de vente par ex.).
Les adversaires de l’initiative (par ex. la LVT) pronostiquent néanmoins de vastes difficultés pratiques : comment autoriser la consommation tout en gardant une politique de prévention cohérente face aux plus jeunes ? Comment leur faire comprendre que le produit est tout sauf anodin ? Entre responsabilité individuelle et réalités de la prévention, le citoyen se trouve devant un choix difficile.

Johan Rochel
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lundi 3 novembre 2008

Mourir demain ? Inch allah

La vie nous rappelle bien souvent que notre présence sur cette terre ne tient qu’à peu de chose. Un fil tout au plus, que la grande faucheuse a tôt fait de trancher sans toujours s’épancher sur ses raisons. Pour les lecteurs assidus du dernier cahier du Nouvelliste comme pour les autres, tout cela ressemble fort à une banalité.
Au tournant de chaque jour, cette présence de la mort s’impose à nous sur le mode de l’imprévisible. Au gré des mots, cette virtualité se fait présente, presque palpable. « Et si vous deviez mourir demain, que feriez-vous de cette journée ? » demande le sage, nous obligeant à choisir entre les deux pôles de notre rapport millénaire avec la mort, entre déni et reconnaissance d’une imminence toujours menaçante.

Peut-être est-ce en ce sens qu’il faut comprendre l’expression inch allah ? En terre d’Islam, ce mot de sagesse donne corps à la conditionnalité de la vie que nous menons. J’ai encore en tête cet homme rencontré au Maroc, qui ponctuait toutes ses phrases contenant un futur d’un inch allah, susurré comme une leçon de vie. « Nous verrons nous demain ? » Inch allah répondait-il, humble face aux innombrables évènements possibles d’ici là.
« Si Dieu le veut » proclament les croyants, reconnaissant ainsi que le contrôle de notre destinée nous échappe. Nous pouvons dire Dieu, le destin, le hasard, l’absurde, qu’importe au fond. Inch allah, c’est la simple prise de conscience que demain ne nous appartient pas complètement. Baigné dans une société qui se bâtit sur le phantasme de tout maîtriser, il sonne parfois faux de rappeler l’omniprésence conjuguée de la mort et de l’imprévisible.
Pourtant, il faudra mourir - et loin d’une image d’Epinal - nous ne serons peut-être pas entourés de nos petits-enfants, recueillant les fruits d’une vie bien menée. Mourir, ce pourrait être une fois que vous aurez terminé de lire ces lignes. Et si tel n’était pas le cas, il nous importerait toujours de poser une question: la vie aurait-elle un goût plus intense si nous gardions toujours cette possibilité de mort bien en vue ?

Johan Rochel
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vendredi 17 octobre 2008

Histoire de point(s) de vue

En ces temps d’élection, l’occasion est belle de tendre l’oreille pour comparer les méthodes de choix que chacun applique. Qui a servi au mieux mes intérêts au cours des quatre dernières années ? En répondant à cette question, l’électeur cherche à déterminer quel politicien lui est le plus utile, en ce sens qu’il défend ses intérêts propres.
Une autre approche consiste à demander quelles sont les personnes les plus à même à viser le bien commun. En cherchant à s’engager pour une société juste, on donne son bulletin de vote aux politiques capables de penser la société comme une globalité respectueuse de tous.

Un exemple simple montre que les deux approches amènent parfois à des conclusions opposées. Imaginons le cas où nous devrions nous prononcer sur un politicien proposant une baisse d’impôts, qui aurait comme conséquence une baisse des aides sociales. Si je pense en terme d’intérêt personnel, je vote en faveur d’une telle baisse (à supposer que je ne sois pas au bénéfice de l’aide sociale). Si j’estime qu’il en va d’un devoir de justice de donner assistance à certaines personnes dans le besoin, je glisserai un non dans l’urne.

Mais la contradiction n’est-elle pas seulement apparente ? Il semble peu plausible de défendre à n’importe quel prix son intérêt propre, sans poser la question du juste. Par principe, est-il par exemple possible de toujours voter en faveur d’une baisse et contre une augmentation d’impôts, sans réfléchir aux conséquences pour l’entier de la société ?
Il se pourrait qu’une telle réflexion sur le juste consacre la capacité d’empathie d’êtres vivant en communauté. En usant de ce pouvoir, chacun peut « se mettre à la place » des autres, tentant ainsi de décider ce qu’il choisirait s’il occupait cette position (s’il était handicapé, ou à l’aide sociale,…). C’est ainsi que l’électeur glisse un bulletin réfléchi dans l’urne, puisqu’il tente au mieux de prendre en considération les personnes qui l’entourent.
En pensant selon le principe de société juste englobant tous les concitoyens, n’est-ce pas au fond mon intérêt propre que je mets en avant, levant ainsi la contradiction apparue plus haut ? En un mot, c’est très certainement dans une société juste que réside mon intérêt propre: une réflexion qui permettrait d’éviter une tyrannie de la majorité, où le groupe dominant impose à tous son intérêt personnel, sans toujours poser la question du juste. A méditer en ces temps où les majorités (parfois absolues) se font et se défont.

Johan Rochel
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lundi 6 octobre 2008

Attention, erreur logique

Une fois n’est pas coutume, cette carte blanche ne parlera pas de politique ou d’actualité de société. En fait, elle souhaite s’intéresser de près à une petite erreur de logique. Un biais qui vient souvent perturber notre capacité à bien juger une situation.
Imaginons un exemple fictif. Notre terre compte environ 100'000 terroristes, prêts à faire sauter tout ce qui leur déplait. Notons que je serai prêt à parier que neuf lecteurs sur dix ont en ce moment en tête le terme « musulman ». Mais peu importe, ce n’est pas l’objet de la présente chronique.
100'000 terroristes donc, que l’on supposera tous musulmans. Admettons maintenant que le nombre total de Musulmans sur terre se chiffre un peu près à 1 milliard. Cela signifie donc que 0,01% de cette population musulmane est terroriste.
C’est précisément sur ce point que la logique est parfois mise à mal. Subrepticement, sans prévenir, on passe de la proposition « tous les terroristes sont musulmans » (100'000 personnes) à la proposition « tous les Musulmans sont des terroristes » (1 milliard de personnes). Entre les deux, il n’y a pourtant aucun lien : un néant de logique. Une erreur banale, mais que nous avons presque tous commis une fois ou l’autre. Et même si l’on ne va pas au bout de l’argument, il reste l’impression d’un raisonnement correct. En conséquence, les Musulmans seraient d’une quelconque façon plus enclins à devenir terroristes. Certains esprits malintentionnés ne manquent d’ailleurs pas d’exploiter cette faiblesse de notre faculté de bien juger. Je vous livre ici un exemple à consonance plus helvétique et vous laisse soin de dénicher qui sont les esprits malveillants.

Admettons que la totalité des 1'000 criminels les plus dangereux que compte la Suisse soient originaires des Balkans. Souhaitant ostraciser ce groupe de personnes, certains commettent volontairement l’erreur décrite ci-dessus, passant de « tous les criminels viennent des Balkans » à « toutes les personnes des Balkans sont criminels ». Un lien quelconque entre les deux propositions autorise-t-il à tirer cette conclusion ? Il n’y a là qu’un nuage de fumée, un argument insidieux et parfait pour attiser un climat de haine à des fins politiques.

Johan Rochel
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lundi 22 septembre 2008

Eloge de la mobilité scolaire

Bougez, agrippez, progressez ! Si elle le pouvait, la mobilité scolaire rougirait, tant on vante au quotidien les innombrables possibilités de créer des ponts entre différentes formations, outils du progrès vers toujours plus d’excellence. Il n’y a que du positif à l’horizon de la mobilité scolaire. Toutefois, avant qu’elle ne puisse déployer l’entier de son potentiel, la nouvelle approche de la formation tout en mobilité doit encore bousculer quelques idées reçues.
Comme l’a récemment formulé de manière bien tranchée l’hebdomadaire Die Weltwoche, le collège traverse une sorte de crise, piégé entre exigence de qualité (élitisme) et ouverture à tous (baisse des exigences). S’il avait encore il y a peu le monopole de la formation d’une certaine élite, le collège doit aujourd’hui se (ré)-inventer une place. Malgré cette réalité en plein changement, l’institution gymnasiale représente encore pour bien des personnes le seul Graal capable d’assurer un avenir professionnel florissant.
Une croyance qui contraste avec les auditoires des universités et des HES, remplis d’étudiants aux parcours bigarrés. Ces premiers cobayes de la mobilité exhibent un CV aux atours séduisants : expériences professionnelles au cours d’un apprentissage, capacité à mener de front plusieurs activités avec une formation en emploi, volonté de se déplacer dans un espace géographique de formation sans cesse en expansion. A n’en pas douter, ils seront loin du fond de la pile sur les bureaux de recrutement.
Sur les fronts des apprentissages, la situation est là aussi positive. Dans un livre intitulé « Warum sind wir so reich ? », Rudolf Strahm, l’ancien M. Prix, explique qu’une grande partie des mérites de l’économie suisse doit revenir au système d’apprentissage dual, permettant une rapide et très bonne intégration sur le marché du travail. Il rappelle ainsi que, plus que jamais, l’apprentissage est un investissement de première qualité en Suisse.
En rapprochant ces deux constats, et en osant un scénario original, je demande dans combien de temps il sera devenu normal de voir un élève de 3ème du cycle d’orientation déclarer qu’il souhaite se rendre à l’EPFL, mais qu’avant tout, il va réaliser un apprentissage technique puis faire une passerelle via maturité professionnelle et HES. Qui prend les paris ?

Johan Rochel
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lundi 8 septembre 2008

Les meilleurs au Conseil général

Comme lors de chaque échéance électorale, les partis cherchent à remplir les listes de candidats au Conseil Général. Seulement voilà, les volontaires ne se pressent pas au portillon. La situation est telle que les partis promettent parfois « quelques petites réunions dans l’année », qui n’occasionneraient qu’un minimum de travail. En clair : devenez conseiller général, et il ne vous en coûtera rien ou si peu.
Déboucher sur de telles aberrations donne un signal très clair : le système est vicié. Il amène parfois au législatif des personnes peu motivées, ou peu conscientes de la somme de travail exigée.
En théorie, le rôle du législatif est pourtant de première importance. C’est lui qui donne l’impulsion nécessaire au travail de l’exécutif. De plus, il doit posséder les ressources et les compétences nécessaires pour enquêter et contrôler le travail des membres de l’exécutif. Au sens le plus noble du terme, le travail du législatif est donc d’une autre trempe que celle d’exécuteur ou grand gestionnaire : il dessine les grandes lignes, capable d’exercer une vue souveraine sur la vie de la cité.
Ceux qui ont tout vu et tout fait en politique répondront d’un revers du main : belle théorie. A tous les échelons, mais peut-être de manière encore plus sévère à l’échelle d’une ville comme Monthey, la réalité est en effet bien différente. C’est un exécutif de plus en plus professionnel qui mène le bal et répond aux attentes de la population. Le législatif est réduit à une instance de légitimation, plus ou moins consciencieuse.
Comment répondre à ce défi et donner un véritable pouvoir au législatif ? La solution idéale consisterait à redonner le goût de la chose publique. Pourquoi ne pas enseigner la noblesse de l’acte civique dans nos écoles et rendre attractifs les postes où l’intérêt de tous est en jeu ? Parce qu’elle est une belle et importante activité, la politique mérite que les meilleurs et les plus motivés s’y attèlent.
« Inatteignable » rétorqueront certains. Cherchons donc une solution plus prosaïque. Pourquoi ne pas entamer une réflexion sérieuse sur le nombre de conseillers généraux ? Pourquoi ne pas préférer la qualité à la quantité, même si la représentativité y laisse quelques plumes ? De plus, ne faudrait-il pas munir le législatif d’un véritable pouvoir d’investigation ? D’une part, lui donner les ressources nécessaires pour travailler un profondeur les différents dossiers et, d’autre part, peut-être revoir à la hausse les émoluments versés aux conseillers généraux. L’enquête publiée dans Bilan durant l’été – au titre univoque Les parlementaires communaux reçoivent des salaires de misère - montre en effet de substantielles différences entre les différents législatifs. Monthey, avec un coût de 1,48 franc par habitant, se montre particulièrement économe. Jusqu’à rogner la motivation nécessaire ?

Aux élus motivés de l’automne prochain, je souhaite le meilleur pour leur engagement. Aux autres, je les enjoins à revoir leur décision avant de se présenter devant le peuple.

Johan Rochel
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vendredi 22 août 2008

On dirait le Sud...

Troisième et dernière chroniques de l'été 2008. Bonne nouvelle: nous voici de retour au Sud...
Une ou plusieurs Thaïlandes ? D’après nombre de personnes rencontrées en cours de périple, il y aurait trois Thaïlandes bien distinctes. En tête d’affiche, Bangkok, capitale gargantuesque, suivie par le Nord et son triangle d’Or, région sauvage adossée à la Birmanie et au Laos. Et puis, comme le chantait Nino Ferrer , il y aurait le Sud.
Impossible de visiter le royaume de Siam sans faire quelques pas sur ses iles paradisiaques. Les plus sceptiques rétorqueront qu’une étendue de sable blanc de la côte d’Azur vaut bien les plages du golf de Thaïlande ou celles de la côte d’Andaman. Comble de l’ironie, une courte promenade en bord de mer pourrait bien leur donner raison. En s’arrêtant boire un café sur une plage de Koh Samui, dans une cabane pompeusement appelée le Baobab, on est surpris par de chaudes sonorités méditerranéennes. Biceps tatoués et petit chien d’apparat au creux des bras, le patron et son débardeur accueillent les Marseillais du coin d’une bise sonore. Il est 13.00, place aux croissants et à une nouvelle journée sous les cocotiers. Les sceptiques ont-ils donc raison ? Si même les Marseillais sont la, pourquoi ne pas s’économiser une quinzaine d’heures d’avion et se rendre directement dans les Calanques ?

Méfiance et massages thaïs

Si le voyage vaut le détour, c’est que les plages de Thaïlande possèdent leurs attraits propres. En tête de liste, les immanquables espaces massage, improvisés à même le sable. Rapides et précises, les frêles masseuses thaïes semblent se jouer de leurs clients comme d’autant de pantins. De surprises en douleurs, la séance de “relaxation” parait parfois plus longue que prévue. On s’en ressort avec une petite pensée pour Gérard Jugnot des Bronzes et la promesse de ne plus s’y laisser prendre.
Heureusement, de nombreux vendeurs ambulants sont aux petits soins des vacanciers. Portant le nécessaire a barbecue au bout d’un bambou, ils proposent brochettes de fruits de mer et mais grillés à prix dérisoires. A moins qu’une noix de coco découpée à la machette et servie avec une paille ne finisse par emporter la mise.
A la nuit tombée, les bars de plages sortent leurs vêtements de soirée et recouvrent leurs tables d’une nappe immaculée. Bougies et cocktails apportent alors la touche finale à l’ambiance romantique. A quelques encablures de Koh Samui, l’ile voisine de Koh Phan Gan se charge d’accueillir les fêtards peu enclins au tête-à-tête. Chaque mois, sa fête de la pleine lune attire des milliers de touristes sur la plage de Haad Rin. Entre décembre et janvier, alors que la haute saison bat son plein, ils peuvent être jusqu’à 30’000 à se trémousser sur des sonorités électroniques. Profitant de toutes les phases de la lune comme d’une excuse pour pousser le volume à fond, les noceurs semblent n’avoir jamais scruté le ciel avec tant d’intérêt…

De Koh Phan Gan, Johan Rochel

dimanche 17 août 2008

Cambodge, relever ruines et défis

La deuxième chronique s'est invitée au Cambodge. Bonne découverte !

En traversant la frontière qui sépare la Thaïlande du Cambodge, c’est tout le chaos créateur d’un pays en construction qui s’offre à nous. Chaos, car les magnifiques étendues verdoyantes des rizières et de la jungle ne cèdent la place qu’à de petits villages pauvres et poussiéreux. De là, les habitants semblent préparer la reconquête de leurs terres, eux qui furent embourbés dans un génocide et de violents conflits durant près de 30 ans. Le pays se réveille doucement, peu à peu conscient de l’immensité des défis qui se présente a lui.
Mais ce chaos recèle un fort potentiel créateur, preuve que tout va très vite au Cambodge. Loin d’avoir digérés tous les méandres de leur histoire, les habitants veulent regarder vers l’avenir. Partout au Cambodge, la même constatation : très peu de personnes âgées croisées sur les trottoirs ou sur les marchés. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 40% de la population a moins de 15 ans.
Autour des centres de décision, le développement est violent. Sans plan d’urbanisme, les agglomérations poussent comme de grands champignons, dans un mélange de pollution et de poussière. Phnom Penh, la capitale, symbolise le cœur de ce processus. Dans une absence quasi totale de règles, des centaines de motos disputent la suprématie des routes aux grosses cylindres de la corruption. Quand les secondes font un plein à 200 dollars, c’est une année de salaire que le pompiste voit défiler devant ses yeux. Entre ces deux mondes, des milliers de dollars et l’exigence pour la société cambodgienne de chercher une base sociale capable d’assurer sa progression.

Angkor, le joyau d’un pays

Dans cette quête d’identité, le Cambodge a trouvé sa fierté culturelle et une manne financière qui ne semble pas prête de tarir : les temples d’Angkor. Chaque année, des milliers de visiteurs se pressent pour admirer les beautés de l’empire d’Angkor, vestiges des temps où les Khmères dominaient l’Asie du sud-est. Devant l’immensité du spectacle, l’imagination peine à reconstituer le faste et la beauté des édifices maintenant en ruine.
Conscient de l’importance du site, le gouvernement a tout mis en œuvre pour le rendre agréable aux touristes. Des hôtels de catégorie luxueuse et des restaurants des quatre coins du monde ont vu le jour a Siam Reap, la bourgade qui marque l’entrée des temples. Les mendiants et les estropiés, pourtant si présents dans le reste du pays, ont été effacés du paysage. Ou plutôt profitent-ils de l’intense activité caritative qui règne en ces lieux, preuve qu’un mouvement vers un mieux est en marche.


De Siam Reap, Johan Rochel

dimanche 20 juillet 2008

Bangkok: plongée dans la fourmilière thaïe

Voici la 1ere d'une série de 3 chroniques de voyage, toutes publiées dans le magazine "le Vendredi". Bien du plaisir !


Le temps d’un été, le vendredi s’offre une bouffée d’exotisme. Son carnet de route vous invite à découvrir quelques instantanés de Thaïlande et d’ailleurs…

Alors qu’une pluie fine semble s’être attardée sur Bangkok, l’avion se pose doucement. Le premier pas sur le tarmac marque le début d’un périple de six semaines à travers la Thaïlande et le Cambodge.
Sans transition aucune, Bangkok s’impose au voyageur à peine sorti des brumes de son long trajet. Les quelques marches qui mènent jusqu’à terre parlent bien plus que la meilleure des introductions. L’air est lourd, la moiteur tellement présente qu’on pense pouvoir la saisir. En une seconde, la première goutte de transpiration perle au creux du dos. L’Asie et sa mousson se sont invitées pour un corps-à-corps dont il n’est guère facile de se dépêtrer.
Alors que le taxi cherche son chemin entre les quatre voies de l’autoroute, em-bouteillages monstres et pollution crasseuse bondissent à la gorge. Peu de place pour le répit, dans une ville à taille inhumaine, où tuk-tuk et bus publics délabrés s’enfilent comme dans un enfer motorisé.
S’il est à portée des nouveaux arrivants, le salut se trouve du côté du Mae Nam Chao Phraya, fleuve brunâtre qui coule à travers la capitale. En compagnie des écoliers sagement vêtus de leur uniforme et des moines souriant dans leurs vêtements safran, on saute sur un des nombreux bateaux-taxis. Sillonnant sans relâche les eaux dégoûtantes du fleuve, ils permettent de découvrir une Bangkok prise dans ses extrêmes, entre maisons sur pilotis et tours vertigineuses des hôtels de luxe. Au fil du Mae Nam Chao Phraya, à cinquante étages de différence, l’attique et le rez-de-chaussée de la société thaïe cohabitent.

Par-delà ses 10 millions d’habitants, Bangkok s’est construite autour d’une multitude de microcosmes, propres à la culture des spécificités de chacun. Les Occidentaux diraient-ils ghettos? Les Thaïs semblent n’en avoir cure, bien que la première impression puisse tromper.
Autour de la célèbre Kao San Road, le microcosme touristique des jeunes Anglais croisés avec quelques vieux hippies bloqués dans un rêve doré vaut le coup d’œil. Pratique pour ses échoppes et internet cafés ouverts 24 heures sur 24, le quartier a littéralement matérialisé la surprenante faculté des Thaïs à comprendre et à satisfaire les besoins des Occidentaux. Tout y passe: contrefaçons à prix bradés, stands de nourriture et offres de massage s’y côtoient dans un joyeux chaos imbibé de bières locales.
Bien plus dépaysantes, les ruelles de Chinatown regroupent la nombreuse communauté chinoise de la capitale. Des étals aux couleurs inhabituelles et aux odeurs perturbantes entraînent les non-initiés dans un bazar des sens. Alors que les langues s’entremêlent au gré de négociations disputées, les cuisines ambulantes, montées à même l’armature d’un vieux vélo, viennent nourrir le petit monde de Chinatown. A leur passage, les plats de nouilles fumants fleurissent comme autant d’orchidées aux saveurs méconnues. Au détour d’une ruelle, la foule laisse place à une apparition quasi insuppor-table. Un homme se traîne à même le sol, amputé de ses deux jambes. A chaque ondulation, il pousse son gobe-let de mendiant, riche de quelques piécettes. Le temps de détourner le regard et de faire un pas de côté, il est comme avalé par l’incessant va-et-vient de la fourmilière.

Johan Rochel
Avec Delphine Hagenbuch

mardi 24 juin 2008

Lettre ouverte aux 103’00 signataires de l’initiative anti-minarets,

Votre nationalité suisse vous a donné la possibilité d’exercer votre droit populaire, en apposant une signature en faveur de l’initiative « anti-minarets », lancée conjointement par l’UDF et l’UDC.
Il y a peu, plus de 100'000 de vos signatures ont ainsi été déposées à la chancellerie fédérale, permettant à l’initiative de se présenter devant le jugement populaire des urnes. Reste encore à passer l’étape du Parlement, qui peut déclarer l’initiative impropre à la votation. En discriminant de manière éhontée un groupe religieux – fort de plus de 300'000 personnes en Suisse – vous pourriez amener la Suisse à ne pas respecter ses engagements les plus basiques du droit international et, de ce fait, à violer la Convention européenne des droits de l’homme et sa clause de non-discrimination. Vous n’en avez visiblement cure, car vous proclamez que la Suisse reste souveraine face aux bureaucrates de Bruxelles ou des Nations-Unies. En plus de mettre la Suisse en position risquée dans le concert des nations, vous oubliez que c’est la volonté populaire qui a choisi de ratifier la Convention. Et, comble de l’ironie, peut-être vous-mêmes !
Comment en est-on arrivé si loin ? Pourquoi avez-vous signé cette initiative qui sent le repli sur soi et flirte avec une islamophobie à peine dissimulée ? J’en veux à votre geste et me permets de vous adresser quelques questions. Avez-vous cherché à en savoir plus sur l’islam, autrement que via les propos grotesques de l’initiative et de ses partisans ? Avez-vous par exemple consulté le site du Groupe de recherche sur l’Islam en Suisse (www.gris.info), véritable mine d’informations sur les communautés musulmanes de notre pays ? Avez-vous de bonne foi cherché à éviter le piège d’un dangereux discours, fait d’amalgames et d’idées reçues ?
Peut-être avez-vous souhaité faire passer un message politique ? Montrer par votre signature que vous craigniez certaines évolutions, où semblent parfois être sacrifiées les limites entre Etat et religion, nos libertés d’expression. Sur ce point, je n’en veux pas à vos idées, car le débat de fond est toujours profitable à une démocratie vivante. J’en veux à la façon dont vous avez choisi d’exprimer vos doutes et vos opinions. Comment encourager une communauté à s’intégrer et à adopter nos valeurs en lui interdisant sans autre forme de procès une construction à caractère religieux ? Comment ne pas sentir la discrimination en comparaison d’une synagogue ou d’un temple bouddhiste ?
Renseignez-vous, passez voir les quatre seules mosquées de Suisse avec un minaret, interrogez-vous sur les raisons qui vous ont poussés à signer cette initiative. J’ai l’intime conviction que beaucoup d’entre vous pourraient être amenés à regretter leur geste. C’est en ce sens que je vous adresse mes salutations pleines d’espoir d’un changement futur,

Johan Rochel

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vendredi 13 juin 2008

Naître ou devenir femme ?

Les anniversaires laissent parfois un goût amer. En début d’année, on fêtait à grands frais le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir : un mois de documentaires, témoignages et rééditions diverses. Le devoir de souvenir a souvent pris le pas sur l’analyse et l’actualité de la question féministe.
Car de Beauvoir, dans son ouvrage Le deuxième sexe (1949), a posé une question que l’on serait bien inspiré de remettre régulièrement au goût du jour : une femme naît-elle femme ou le devient-elle ? Sous ses allures simplistes, la formule paraît stupide. Une petite fille naît, elle sera femme. Affaire classée.
L’interrogation fondamentale qu’adressait de Beauvoir à la société dans laquelle elle vivait était en fait celle du libre destin d’une femme. Une jeune fille a-t-elle la liberté de choisir ce que sera sa vie ? Il ne s’agit pas de déterminer si elle sera femme au foyer, carriériste décidée ou habile funambule entre les deux, mais plutôt si elle aura la possibilité d’user de son libre arbitre. La pression sociale l’enferme-t-elle dans un carcan, fût-il doré ? C’est à l’aune de la réponse à cette question que l’on mesurera l’émancipation féminine et l’éventuelle nécessité d’une revendication.
Formellement, toutes les portes ont été ouvertes à la gente féminine. Seules des barrières « sociales », fruits de la tradition et de vieilles structures centrées sur le masculin, empêchent encore les femmes d’accéder à tous leurs désirs. Mais ces barrières sont tenaces, et l’expression du plafond de verre convient à merveille : solide et invisible.
Comment aller de l’avant ? Peut-on se résoudre à l’attente, en se disant que les mentalités finiront bien par changer ? C’est la méthode que semblent privilégier les jeunes filles d’aujourd’hui. Toutefois, les générations passent et les frustrations s’accumulent. Mettre en avant les « femmes-modèles-de-réussite » va-t-il permettre de briser les vieilles habitudes, ou renforcer la pression sur toutes celles qui ne se sentent pas des ailes de super héroïne ?
L’idéal à atteindre est clair : les femmes doivent jouir des mêmes possibilités que les hommes de choisir leur vie. En tant qu’individu, chaque femme est appelée à devenir consciente des stéréotypes qui pèsent sur elle et à s’en affranchir dans un but de plus grande liberté.
Politiquement, rien ne devrait venir contredire cet idéal. Chaque choix de société ne devrait être pris que dans le respect de ce critère d’égales possibilités. Dommage que cette chronique anniversaire de Simone de Beauvoir ne soit parvenue jusqu’aux oreilles de la majorité politique du Valais.

Johan Rochel
Publié en éditorial du Magazine le Vendredi, 13 juin 2008
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lundi 9 juin 2008

Enseigner l'économie: le défi d'une approche globale

Sous ses traits avant tout pédagogiques, la question de l’enseignement de l’économie relève d’une problématique fondamentale. Car la façon dont nous formons aujourd’hui ceux qui occuperont les postes-clefs de l’économie de demain ne saurait être sans influence sur la bonne marche de notre société.
Répondre à cette question, c’est tout d’abord s’engager dans une réflexion sur les spécificités de la science économique. Le premier défi à relever sera donc d’ordre épistémologique : il importera de redonner toute sa complexité à la pensée économique. Cette exigence de prise en compte d’une discipline dans la multiplicité de ses facettes devra ensuite être implémentée dans des institutions académiques. Ce second défi d’ordre institutionnel permettra de proposer quelques pistes d’amélioration.

C’est une conviction de l’auteur de ces colonnes et du groupe de Riencourt que la discipline économique doit être appréhendée dès les premières années d’études académiques dans toute sa complexité. L’acquisition de bases solides de type mathématique est de première importance, mais l’apprentissage ne saurait toutefois s’y réduire. Et il est du devoir des enseignants de ne pas occulter l’autre réalité de l’économie, celle que l’on découvre en deçà et au-delà des modèles mathématiques. A ce titre, et à l’exception notoire de Léon Walras, rappelons que les grandes pensées économiques étaient formulées jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale sous une forme littéraire, bien éloignée de modèles purement mathématiques.
L’économie n’est pas une science dure, comparable à la physique. Selon le Prof. J.-J. Friboulet, auteur d’une Histoire de la pensée économique du 18è au 20è siècle et titulaire de la Chaire d’Histoire économique de l’université de Fribourg, l’économie ne peut se comprendre sans la dimension fondamentale que lui prête l’action humaine. Et bien que certains formalisateurs se tuent à la tâche à vouloir enchaîner cette liberté humaine sous la forme d’une énième variable, la discipline ne pourra jamais se comprendre hors de l’humain. Il est normal que la science économique – le terme parle de lui-même - tende à rechercher toujours plus de précision dans ses modèles et prévisions. Mais l’une de ses limites fondatrices consiste à reconnaître la nécessaire dimension de liberté humaine qu’elle porte en son sein. Et c’est pour cela qu’elle ne sera jamais l’égale d’une science exacte.

Cette réflexion épistémologique fonde la nécessité d’une approche en profondeur de l’économie, à la croisée de plusieurs disciplines. Il n’est pas ici question de coupler l’étude de l’économie avec d’autres champs de recherche qui seraient utiles à l’étudiant, mais bien plutôt de défendre la thèse suivant laquelle cette pluridisciplinarité est condition sine qua non d’une bonne appréhension de la science économique. Je prendrai comme exemple la philosophie et l’histoire, même si le caractère pluridisciplinaire de l’économie ne s’y laisse pas résumer. Vu que l’économie repose fondamentalement sur l’action humaine, les grands auteurs ont toujours assorti leurs théories d’une vision de la nature humaine. D’Adam Smith à Friedrich v. Hayek, en passant par Karl Marx, ils ont présenté une définition de l’Homme et des relations que ce dernier entretient avec la société dans laquelle il évolue. L’approche philosophique permet de mettre à jour et d’interroger ces éléments, qui sont en fait les véritables fondements de toute pensée économique. De plus, une approche éthique offre la possibilité de faire apparaître les dimensions normatives sous-jacentes à chaque décision économique. De son côté, une approche historique permet d’appréhender les théories économiques dans leur contexte de création ainsi que de les replacer dans un processus dynamique de développement des différents concepts. Certaines idées et définitions ne peuvent se comprendre en dehors d’un champ historique relativement précis. Une telle étude offre également la possibilité de rappeler que chaque grand penseur économique est le résultat mais aussi le dépassement d’une époque.

Le challenge est grand d’appréhender en ce sens l’étude de l’économie dans toute sa complexité dès les premières années universitaires. Ce défi épistémologique et pédagogique devrait toutefois trouver une reconnaissance dans les cursus académiques. La nouvelle donne de Bologne pourrait simplifier une partielle refonte.
Au niveau du bachelor, les étudiants devraient être plus sensibilisés à la nécessité d’une approche de l’économie via des disciplines qui lui sont essentielles, à l’exemple de la philosophie, de l’histoire ou encore du droit. Certains cours d’introduction devraient ainsi devenir point de passage obligé pour tous les apprentis économistes, et ce également en HES. Au niveau du master, de véritables possibilités de recherche à caractère pluridisciplinaire doivent être mises à disposition des intéressés. Pourtant de première importance dans les pays anglo-saxons, les cursus offrant l’approche la plus complète possible de l’économie ne sont pas légions sous nos latitudes. A l’exemple de l’institut en Wirtschaftsethik de l’université de St-Gall, ces possibilités doivent être encouragées, afin de former les économistes les plus aptes à développer la vision la plus complète possible des problèmes et à répondre ainsi à des défis d’une extrême complexité.

Outre ces modifications intra cursus, d’autres modifications plus profondes pourraient être mises à l’étude. En modifiant les possibilités de jeter des ponts entre facultés, les universités et les hautes écoles sont à même d’influer sur la perception que les étudiants en économie se font d’eux-mêmes. Ainsi, il devrait être possible de réaliser facilement des études en économie politique et en histoire, et ce même si les branches sont rattachées à deux facultés différentes. A l’université de Bern ou de Zürich, il n’est pas rare de rencontrer des étudiants bachelors ayant choisi économie et philosophie ou anthropologie. Afin de faciliter ce genre de collaboration, il pourrait s’avérer utile de mieux séparer l’économie politique (Volkswirtschaft) du management (Betriebswirtschaft) déjà au niveau du bachelor.

Ce n’est qu’en relevant ce genre de défis, au-delà des petites chasses gardées de chaque faculté, que pleine justice pourra être rendue à la discipline économique. Elle qui ne saurait se comprendre coupée de ses racines, profondément ancrées au coeur de l’humain et de son action en société.

Johan Rochel
Groupe de Riencourt
Article publié dans le Temps, lundi 9 juin 2008

mercredi 28 mai 2008

Une pub qui perd la tête

Lorsqu’elle nous promet monts et merveilles, la pub va parfois trop loin. Qui peut encore croire que ces fabuleuses pilules feront maigrir sans effort et sans changement d’alimentation ? Les slogans exotiques et enjoués se transforment alors souvent en publicité mensongère.
Certains cas vont toutefois encore plus loin, ne craignant plus de dépasser la barrière du compréhensible. A ce propos, deux exemples d’actualité. Comment Ikea, géant mondial de la fourniture de meubles et de décorations d’intérieur, peut-il choisir comme slogan publicitaire « différent comme toujours » ? Dans les faits, Ikea propose à moindres coûts des meubles identiques à l’échelle de la planète. Celui qui fait ses emplettes chez Ikea est quasiment assuré de découvrir sous peu le même objet chez son voisin. Dans ses conditions, comment faire l’éloge de la différence des produits proposés ?
Mon second exemple va à la marque de cigarettes Gauloises. Là encore, la compagnie ne craint pas de dépasser les frontières du simple bon sens en choisissant « liberté toujours » comme motto publicitaire. Comment des cigarettes, symboles s’il en est d’une dépendance, peuvent-elles se prévaloir de mettre en avant la liberté ? Comment oublier que les cigarettes sont spécialement étudiées et conçues pour provoquer une dépendance toujours plus rapide et accrue ? Marlboro et son cowboy arpentant l’Ouest américain avaient au moins le tact de nous présenter quelques belles images.
Où donc cela nous mène-t-il ? Dans ce genre de publicité, les mots utilisés semblent ne plus posséder de sens. Les responsables communication de ces boîtes prennent le pari d’enfouir la réalité sous un fouillis de concepts et de slogans, certes agréables à l’oreille, mais sans rapport aucun avec la réalité. En choisissant cette façon de faire, ils espèrent nous faire avaler une énormité dénuée de toute signification.
Les consommateurs sont-ils dupes ? Ces slogans ont-ils la moindre influence ? Une étude de psychologie pourrait apporter quelques éléments de réponse. Il y a fort à parier que sous l’effet du matraquage et des sommes faramineuses investies en matière de communication, la réalité disparaisse peu à peu sous ce non-sens publicitaire. Perdu au milieu des milliers de personnes se rendant à Ikea chaque semaine, on pense alors acheter l’objet unique, différent comme toujours.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

mardi 20 mai 2008

Le futur avec Google: pour le meilleur et pour le pire

A force de simplicité et d’efficacité d’utilisation, la recette Google fait merveille sur le net. Derrière l’image purement utilitaire d’un moteur de recherche intelligent se cache toutefois une puissante machine intrusive. Prenons garde de ne pas l’oublier, car le danger n’est peut-être pas loin.

C'est une success-story comme l'Amérique aime à en offrir régulièrement au monde. Deux surdoués, Sergey Brin et Larry Page, l'allure gentille et cool, démarrent une entreprise sur une simple idée brillante : un moteur de recherche intelligent.
Depuis lors, l'efficacité de Google a été telle que le moteur de recherche a délogé tous ses concurrents. En matière de recherches sur le net, le petit dernier a même pris une part de marché que l'on comparerait volontiers à un quasi-monopole. A l’échelle mondiale, Google attire près de 63% des recherches effectuées sur le net [1]. Compensés par une pratique plus disparate notamment aux Etats-Unis et en Chine (où Baidu enregistre un carton), les chiffres prennent l’ascenseur en terres francophones. En France, c’est 89% des recherches qui sont réalisées sur Google, ne laissant ainsi que quelques miettes à ses concurrents.

Google a su magistralement exploiter notre besoin de simplicité. Il aspire à être le moteur de recherche parfait, apte à comprendre exactement les requêtes des utilisateurs. Google a ainsi réussi un tour de force enviable : devenir le point de passage obligé de centaines de millions d'individus vers l'immense océan du Web.

Un colosse de business

Et pourtant, sous tant de simplicité et de facilité d’usage, se cache un colosse de business. Un système complexe et intrusif qui s’emploie à obtenir la gestion total des connaissances de la toile. L’extraordinaire rapidité des résultats de recherche est le fruit d’une sélection drastique, dénuée de toute transparence.
Le prodige repose sur une technologie opaque, protégée jalousement comme le centre névralgique du géant Google. Nous recevons une preuve tangible de l’existence d’une infinité de résultats possibles à nos recherches lorsque Google révise ses algorithmes. Certaines pages figurant auparavant en tête de liste d’une recherche rétrogradent alors. Autant d’indices qui nous indiquent que, sans transparence quant aux critères utilisés par Google, il est impensable de parler d’une recherche un tant soit peu objective.
Il importe également de souligner que des critères de nature morale ou politique influencent le résultat des recherches. Aujourd’hui par exemple, Google ne permet pas de découvrir des fichiers à caractère pédophile en entrant seulement « photos + pédophile ». Imaginons une recherche sur le thème « avortement ». Que dire si Google ne trouve – le terme choisit serait plus à propos – que des pages anti-avortement car il a été programmé selon l’idée que l’avortement est moralement condamnable ? L’exemple de Google en Chine, où quantité de pages restent inaccessibles aux utilisateurs, nous offre un exemple grandeur nature de la facilité avec laquelle une telle censure s’opère.

Google ne saurait se comprendre hors de sa dimension commerciale. A chaque recherche, le moteur « dépose » un cookies – sorte de petite mémoire où sont conservés les mots recherchés ou les pages visitées – et l’associe à chaque adresse IP. En plus de son seul moteur de recherche, la stratégie Google doit être appréhendée sous une forme globale. Les dizaines de services gratuits proposés, propres à satisfaire nos moindres besoins d’utilisateurs, travaillent à l’unisson. Sans faire grand bruit, Google amasse ainsi un maximum d’informations sur ses utilisateurs : âge, sexe, profession, centres d’intérêt, les lieux qui nous intéressent, les personnes que nous contactons. Science fiction totalitaire ? Loin s’en faut, il s’agit pour l’heure d’un pur intérêt commercial.

Intrusion dans la vie privée ?


Cette somme de renseignements sera ensuite rangée et classée selon différents critères. Ainsi, Google peut par exemple obtenir une statistique relativement précise sur une région ou sur un pays. Afin de voir la pointe de l’iceberg, le coup d’oeil sur l’outil fourni par la firme elle-même à l’adresse http://www.google.com/trends vaut le détour. Il permet de découvrir très précisément combien de recherches pourtant sur n’importe quel thème ont été effectuées dans telle région du monde. Nous laissons au lecteur le soin d’imaginer quelle somme incroyable d’informations Google possède sur chacun de ses utilisateurs.
A chaque pas sur le net, le moteur acquière donc toujours plus de données sur nos habitudes et nos intérêts. Cette stratégie permet à la société de vendre des informations nous concernant à d’autres entreprises et de nous présenter une publicité de plus en plus ciblée. En estimant un marché de la publicité mondiale aux environs de 700 mia de US$[2], dont environ 10% sont réalisés sur le net, la part occupée par Google se situerait entre 22 et 28% ! Même s’il s’avère extrêmement difficile de trouver des estimations solides et que les présentes estimations sont à prendre avec des pincettes, cela signifierait que Google accapare plus d’un cinquième des recettes publicitaires générées en ligne à l’échelle du globe ! Tout cela compte tenu du fait que le géant Google vit à presque 100% de recettes publicitaires, se montant aux dires de la firme à près de 16 mia US$[3]. L’intérêt de cette estimation se résume dans l’ordre de grandeur qu’elle offre sur la taille et le poids du géant Google en termes publicitaires.
Si la tendance actuelle de voir la publicité de déplaçait toujours plus vers le net se confirmait, Google deviendrait un acteur toujours plus gigantesque, contrôlant une part disproportionnée des investissements publicitaires. La concentration d’une telle masse d’informations sans réelle possibilité de contrôle et de contre-pouvoir peut déboucher sur des situations extrêmement problématiques. Le risque de voir notre liberté peu à peu limitée doit être pris au sérieux. Pour le bien de l’utilisateur, Google pourrait par exemple restreindre peu à peu ses résultats aux pages qu’il estime correspondre aux goûts bien particuliers de chacun, le tout sur la base d’informations que nous lui avons volontairement transmises. Une publicité sans cesse plus ciblée pourrait rapidement devenir synonyme d’intrusions insupportables dans la sphère privée.

Google, maître du monde à venir ?

Va-t-on vers la catastrophe ? A supposer qu’elle existe, la concurrence entre plusieurs moteurs de recherche pourrait être à même de résoudre certains des problèmes mentionnés ci-dessus. L’utilisateur serait ainsi amené à réaliser une même recherche sur plusieurs moteurs, puis à comparer les différents résultats afin de réaliser sa propre synthèse. Le traçage des informations serait également rendu plus difficile par cette concurrence.
En vue d’obtenir le résultat le plus complet pour sa recherche, l’intérêt de l’utilisateur ne peut qu’apparaître que si celui-ci réalise des recherches croisées. La manœuvre suppose toutefois un utilisateur éclairé et conscient des points d’ombre propres à chaque moteur, suffisamment motivé pour investir son temps dans une recherche multiple et rendre plus difficile la récolte d’informations le concernant.
Sans dénier tout espoir de concurrence, il y a fort à parier que le talent de Google à rendre la vie de l’internaute toujours plus facile ne lui permette encore de rester le grand patron du net à moyen terme. Car la force d’innovation du géant ne diminue pas, bien au contraire. La prochaine étape de son développement est d’ores et déjà engagée. Afin d’être en mesure de placer un volume de publicité en pleine croissance, Google va peu à peu sortir du seul vecteur en ligne. Il a notamment déjà tenté de s’inviter dans les médias « classiques », à savoir les journaux ou la télévision.
D’autres projets sont d’un intérêt central pour notre propos. Google a déjà développé un modèle de téléphone portable, appelé sans équivoque possible Android. Son but est clair : mettre à disposition des utilisateurs un outil de très bonne facture, à faibles coûts, et forcément programmé pour favoriser les applications Google. L’autre exemple du GPS qu’il envisage de mettre sur le marché offre un autre exemple. Pour acquérir un excellent engin à bas prix, l’utilisateur acceptera de voir figurer des publicités Google sur son GPS. A terme, il n’est pas difficile d’imaginer un GPS ne laissant apparaître que les hôtels ou restaurants ayant dûment réalisé leur pub sur Google. L’intrusion dans la sphère privée qui s’opère actuellement en ligne s’invitera alors de plein pied dans la « vraie vie », influençant encore plus qu’aujourd’hui la vie des gens et des entreprises.


Johan Rochel, Etudiant en philosophie politique, Université de Berne, http://www.chroniques.ch/
Avec l'aimable collaboration de G. Meynet

Publié dans le Magazine "Le vendredi", 16 mai 2008

[1] Source : http://www.journaldunet.com/cc/03_internetmonde/intermonde_moteurs.shtml, 2008
[2] Source : youthxchange.com
[3] Pour l'année 2007, 96% des revenus du géant proviennent de la publicité soit un revenu de 16.5 mia US$. Source : chiffres officiels fournis par Google.

mardi 13 mai 2008

La démocratie se trompe de place

Partout en Suisse, cette unique affiche de mains bigarrées (et uniquement masculines !) pillant les passeports à croix blanche. Une fois de plus pour l’UDC, une (très) mauvaise réponse à un questionnement légitime : celui des conditions d’obtention de la nationalité helvétique.
Depuis le début de la campagne, l’UDC présente trois arguments. Premièrement, il y aurait trop de naturalisations. On peut débattre des heures durant de ce « trop », le fait est qu’il est à mettre sur le compte de mouvements d’immigration datant d’avant 2000 et de certains changements législatifs (droit à la double nationalité). En un mot, les naturalisations d’aujourd’hui sont le résultat d’une procédure d’intégration suivant normalement son cours. Par rapport au taux d’étrangers dans la population, la Suisse naturalise bien moins que ses voisins européens, à l’exception de l’Allemagne. Il est donc doublement faux d’utiliser les chiffres absolus du nombre de naturalisations dans le débat actuel !
Deuxièmement, l’UDC prétend que les naturalisations par les urnes fonctionnent à merveille depuis les débuts d’une Suisse fantasmée, faite de Landsgemeinde et de démocratie directe. Cet argument aux relents passéistes ne tient pas. Le Tribunal fédéral a cassé des pratiques ouvrant la porte à l’arbitraire et au possible délit de sale gueule. Qu’importe depuis combien de temps elles avaient cours, elles sont incompatibles avec un Etat de droit.
Troisièmement, l’initiative se trompe de place pour la démocratie. En amont de la procédure de naturalisation, il est tout à fait légitime de proposer un débat démocratique sur les critères d’admission. Pourquoi ne pas décider qu’il faut au moins habiter 20 ans en Suisse et connaître l’hymne national en romanche pour prétendre devenir suisse ? C’est sans aucun doute le peuple qui doit avoir le dernier mot sur ces questions.
Il en va tout autrement avec la décision finale d’accorder la nationalité (qui sera laissée au libre choix des communes selon le texte de l’initiative, et qui pourrait donc être décidée devant le peuple). En connaissance des critères choisis par le souverain, l’étranger va tenter de s’intégrer le mieux possible. S’il remplit l’ensemble des conditions, le passeport à croix blanche devrait lui être délivré, en signe de réussite de son intégration.
Même dans ce cas, si certains éléments l’exigent, le passeport peut lui être refusé. Il n’est toutefois pas admissible que des personnes lui refusent ce droit de manière arbitraire et parfois discriminatoire, sans présenter de justification et sans procédure de recours. Et c’est sur ce point que la différence avec une élection est essentielle. Il n’existe pas de critères pour devenir élus (si ce n’est être suisse et majeur), mais il en existe pour devenir suisse. Celui qui les remplit jouit d’un droit à la naturalisation, à moins que certains éléments ne l’en empêchent expressément. Et si ce droit lui est refusé, la décision doit être dûment motivée et sujette à la possibilité de recours, à la différence de l’élection, où le droit d’être choisi n’existe pas.

Johan Rochel
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Publié dans le Magazine "Le Vendredi", 16 mai 2008

dimanche 27 avril 2008

Tout interdire ?

Notre liberté est-elle en danger ? Les soi-disant adversaires du politiquement correct ne manquent en tous les cas pas une occasion de fustiger la multiplication des interdits et des pressions sociales. A les écouter, la société semble sur le point de nous enchaîner corps et âme.
Leur discours fait toutefois fausse route sur au moins un point. Il semble en effet ne pas être correct de rassembler plusieurs types d’interdits, puis de les dénoncer in corpore. Chaque interdit doit être pris pour lui-même, et sa justification passée au crible de la critique. Prenons deux exemples discutés actuellement.
La cigarette est bannie des lieux publics car elle nuit à la santé du fumeur mais également à la santé d’un tiers. C’est la deuxième partie de l’argument qui permet de justifier l’interdiction. L’action que je décide librement ne regarde en aucun cas l’Etat ou une autre autorité (mon patron par ex.), tant que je n’influe pas sur le bien-être de mes voisins. A n’en pas douter, cette frontière entre nuisance personnelle et nuisance infligée à un tiers n’est pas aussi hermétique que l’argument le suppose. Le cas de la cigarette est toutefois suffisamment clair pour justifier une interdiction.
Il en va tout autrement de l’exemple de la stigmatisation des personnes en surpoids, et de l’éventuelle interdiction de certains aliments. Le comportement personnel ne nuit pas de manière directe à un tiers. Aucune interdiction de type « cigarette » n’est donc justifiable ici. Même si les moralisateurs de tout poil tentent de présenter un argument en terme de santé publique, la relation entre comportement personnel et nuisance envers autrui est loin d’être aussi directe qu’avec la cigarette. En effet, ne sommes-nous pas toujours le « mauvais risque » d’un tiers ? Celui-ci fait du sport et se blesse, celui-ci fume, celui-là mange trop gras ou boit trop de café : impossible d’interdire tous les comportements à risques sans entraver de manière insupportable nos libertés personnelles.
A l’inverse, inutile de verser dans un laisser-faire extrême, remettant en cause la relation de solidarité que différentes institutions ont tissé entre les individus, à l’exemple de l’assurance-maladie. A ce titre, on notera que l’argument présenté ici n’est pas incompatible avec un effort de sensibilisation du grand public. Loin d’être limité dans sa liberté, le citoyen éclairé est à même de prendre une décision réfléchie.
Que les détracteurs des interdictions concentrent donc leur lutte sur les exemples du deuxième type. C’est là que le combat pour les libertés doit avoir lieu.

Johan Rochel
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lundi 21 avril 2008

Une petite réflexion sur l’actualité politique suisse

Osons la question : et si l’UDC avait tout à gagner à ce qu’Evelyne Widmer-Schlumpf refuse de quitter le parti et le Conseil fédéral ? A mon sens, l’UDC profite de la situation actuelle sur au moins trois points.
En la désignant comme nouvelle ennemie du parti, l’UDC a répondu à son besoin structurel de posséder une entité contre laquelle construire son unité. Le parti agrarien (le terme est-il encore vraiment d’actualité ?) a réussi le tour de force de trouver un tel élément dans ses propres rangs. Les lecteurs attentifs répondront toutefois que la question, loin d’unifier le parti, laisse plutôt apparaître de dangereuses fissures.
Mais l’UDC d’inspiration blochérienne – que j’oppose ici à une minorité, qu’elle soit bernoise, vaudois ou grisonne – se fabrique par ce biais une cohésion propre. Une telle manœuvre était impossible avec ses thèmes classiques (étrangers, musulmans, Etat social trop généreux), car, au-delà de certaines différences persistantes, toutes les obédiences du parti se retrouvaient peu ou prou sur une même ligne idéologique. En désignant expressément une des membres de cette UDC « molle », sous couvert de l’accusation suprême de traîtrise*, l’aile dure du parti se construit l’occasion unique de faire le ménage en son propre fief.
Mais l’opération profite également sous un autre angle à cette majorité dure. Comme l’a joliment expliqué Jean-Jacques Roth, rédacteur en chef du Temps, sur le plateau d’Infrarouge, cette grande campagne de dénonciation va rendre Widmer-Schlumpf (et tous les modérés à sa suite) « plus catholique que le Pape ». En effet, Widmer-Schlumpf et Schmidt ne peuvent plus se permettre, ne serait-ce que d’avoir l’air, de donner du mou à l’ennemi centriste ou socialiste. Plus que jamais, ils vont adopter la plus pure dogmatique du parti. Paradoxalement, l’UDC ne va cesser d’affirmer qu’elle n’est plus correctement représentée au sein du Conseil fédéral.
Face au public, l’UDC s’est finalement profilée comme l’infatigable dénonciateur d’une « classe politique » malintentionnée et peu respectueuse des choix populaires. L’élection de Widmer-Schloumpf ne serait ainsi qu’une manœuvre politicarde de plus, à mettre sur le compte d’une élite politique complètement déconnectée des vraies préoccupations des citoyens. En dénonçant sans relâche cette traîtrise, l’UDC renforce son image de parti proche des gens et de formation politique conséquente dans ses positions.
L’UDC semble donc avoir trouvé la façon d’exploiter au mieux les conséquences du 12 décembre 2007. Sur les trois points mentionnés ci-dessus, elle empoche la part du lion. Pour revenir à ma question de départ – et si l’UDC avait tout à gagner à ce que Widmer-Schlumpf reste ? – je répondrai donc que l’UDC a tout à gagner à ce que la situation actuelle perdure. Gageons premièrement que l’aile dure laissera évoluer la situation jusqu’à l’extrême limite, exerçant ainsi une pression énorme sur les épaules des modérés. Gageons toutefois qu’elle ne prononcera pas la scission du parti grison, une opération trop dangereuse en pays fédéraliste.

Johan Rochel
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lundi 14 avril 2008

Le CIO: plus politique, tu....

C’est un argument qui revient sans cesse dans le débat actuel des Jeux de Pékin. Jacques Rogge apparaît à l’écran et affirme que le CIO n’est pas un organisme politique. Le raisonnement coule ensuite de source : à ce titre, il n’a pas à s’engager de manière trop précise en faveur du respect des droits de l’homme. Rien n’est plus faux sous bien des aspects. Et, à moins d’accepter une définition excessivement restrictive de la politique, force est de constater que le CIO est une institution à caractère essentiellement politique.
Un bref retour aux sources s’impose. Le chapitre 2 de la Charte Olympique présente explicitement les objectifs que se propose le mouvement olympique : « le but de l’olympisme est de mettre le sport au service du développement harmonieux en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine. » Depuis sa fondation, le CIO s’est donc pensé comme un outil pour la fabrication d’une société pacifique. Dans un sens strict, Pierre de Coubertin a toujours instrumentalisé le sport pour en faire un vecteur de paix. Peut-on s’imaginer buts plus politiques que ceux décrits dans la Charte ? En plus d’être politiques, il est à noter que ces buts acceptent et défendent une certaine ligne de valeurs bien précise, définie sur la base d’un idéal de paix entre les nations et de respect de la dignité humaine.
Une brève incursion dans l’excellent mémoire de licence de Jean-Yves Charles, présenté à l’université de Lausanne l’année dernière[1], nous offre l’occasion de mettre en lumière que le CIO s’est toujours pensé comme un organisme politique. De plus, nous verrons que le contenu de ses idéaux fluctuent au gré du temps.

Les Jeux Africains (1923-1929): un projet oublié
Au cours de sa longue carrière à la pointe du mouvement olympique, Pierre de Coubertin considère que la pratique sportive est un outil d’excellence pour parvenir à apaiser les tensions sociales et internationales. Dans le contexte colonial de l’entre-deux-guerres, les Jeux olympiques font pour lui figure d’expédient afin de calmer les esprits et, par là même, d’assurer la domination de l’homme blanc sur une Afrique parfois tentée par l’insurrection. De Coubertin en est convaincu : des Jeux Africains rempliraient fort bien cette fonction de soupape. En 1923, il se présente donc avec sa proposition de jeux coloniaux devant le CIO. Suite à des dissensions internes et à des visions divergentes quant à l’utilité des Jeux en matière de colonisation, les projets « Alexandrie 1927 » et « Alexandrie 1929 » seront abandonnés. Depuis, l’historiographie officielle les a peu à peu oubliés.
La volonté du baron de Coubertin et du CIO de coupler entreprise coloniale et olympisme apporte une excellente preuve que le CIO ne peut se comprendre en dehors de sa dimension politique. Conscientes de ce rôle joué par l’institution olympique, certaines métropoles de l’époque – à l’exemple de la France – ne souhaitent pas voir des Jeux s’implanter en Afrique. Selon les explications alors présentées, cela mettrait les colonies sur un pied d’égalité avec les Européens et donnerait l’occasion aux indigènes de participer à des compétitions réservées aux Blancs.
Si l’on peut discuter les intentions colonialistes du CIO, il n’est en revanche pas possible de remettre en question qu’il s’agit de visées politiques. En instrumentalisant le sport au service de différents idéaux – en tête de liste la paix internationale -, de Coubertin a donné au CIO une nature essentiellement politique.
Dans les faits, le CIO jouit d’une indéniable force sur la scène internationale. En nominant telle candidature, il est mesure de provoquer un petit séisme économique et politique. A travers ses choix, il applique sur les différents pays un vernis de légitimité internationale.
Cette relative influence s’accompagne de responsabilités. Dans l’esprit du CIO de l’entre-deux-guerres, la poursuite de la colonisation au moyen de l’olympisme servait au mieux la préservation de la paix. La définition et l’importance accordée aux droits de l’homme ont fondamentalement changé. A nos yeux, de Coubertin s’est certainement rendu coupable d’associer olympisme et colonialisme.
Aujourd’hui, qui veut poursuivre des buts pacifistes et donner un sens à la dignité humaine ne peut agir comme le prescriraient peut-être d’autres éléments d’ordre stratégique ou économique. Le souci de cohérence vis-à-vis des valeurs défendues impose un strict respect des priorités entre ces différents éléments. Sous ces différents aspects, la leçon du passé est plus que jamais d’actualité.

Johan Rochel
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[1] Jean-Yves Charles, « Pierre de Coubertin, un projet oublié : les Jeux Africains 1923-1929 », mémoire non publié, Université de Lausanne, juin 2007

lundi 7 avril 2008

Initiative Minder : il est urgent de responsabiliser les actionnaires

Beaucoup de signataires de l’initiative de Thomas Minder sur les rémunérations abusives ont sans doute agi sur la base de convictions morales. Il semble de plus en plus difficile de justifier les conditions salariales des top managers. En un mot comme en cent, ces dernières apparaissent comme profondément injustes. Le malaise, plus sinueux que la simple ligne de partage gauche-droite, peut être mis en lumière à travers la discussion de deux notions centrales du concept de justice.
Premièrement, nous associons bien souvent une rémunération juste à l’idée de mérite. Peu s’indignent du salaire de Roger Federer, le tennisman étant décrit comme une personne méritant son traitement. En matière de justice, le mérite est présenté comme une corrélation entre l’apport fourni et la récompense touchée. Le chef d’une entreprise mérite ainsi plus que ses employés, car il est par exemple prêt à se rendre au travail durant le week-end.
Sur ce point, la question devient problématique au regard des sommes touchées par les top managers. Peuvent-elles encore être mises en relation avec un apport fourni à l’entreprise ou à la société ? Il est permis d’en douter. Le raisonnement devient carrément absurde lorsque le top manager n’est pas en mesure de prouver le bienfait de son apport. Le cas Marcel Ospel illustre à merveille les incohérences de cette justification par le mérite.
Les défenseurs d’un régime de salaires astronomiques opposeront à cette corrélation apport/récompense l’idée selon laquelle la prise de risque justifie les rémunérations. Les top managers se trouvent en permanence sur un siège éjectable et, au vu des risques encourus, il est normal qu’ils touchent le gros lot. Là encore, difficile d’admettre que les sommes touchées ne compensent pas déjà de manière outrancière un risque de licenciement. Salaire, bonus, parachute doré : tout cela justifié par le risque d’un éventuel licenciement ? Les chiffres ont perdu tout sens des réalités.
Outre la notion de mérite, c’est un tout autre argument en termes d’incitations qui est souvent mis en avant pour justifier les conditions salariales des top managers. Le raisonnement sous-jacent se laisse résumer comme suit : laissons les inégalités salariales perdurer, les personnes les plus talentueuses n’en seront que plus motivées à faire de leur mieux. Du fait de cette ardeur au travail, la situation de tous devrait s’améliorer.
Le philosophe John Rawls a placé un argument de ce type au centre de son maître ouvrage Une théorie de la justice (1971). A la base de son idée se trouve la conviction que les inégalités ne sont pas un mal en soi pour une société. Il est donc loin de prôner un égalitarisme brutal, où les avoirs de chacun devraient être strictement égalisés. Selon ce qu’il nomme le principe de différence, des inégalités sont justifiées si elles permettent d’une façon ou d’une autre d’améliorer le sort des plus mal lotis. Entre les deux extrêmes de l’échelle sociale apparaît une relation d’équité (fairness).
Au sens de John Rawls, les inégalités que dénonce l’initiative de Thomas Minder sont-elles moralement justifiables ? Pour qui veut répondre par la positive, le défi est grand de montrer que les sommes pharamineuses touchées par les top managers servent d’une quelconque manière le groupe situé à l’autre extrême. A l’image de l’argumentaire fourni par Economiesuisse, certains ne manqueront pas de saisir ici la balle au bond. Les dispositions libérales et flexibles du droit suisse, dont semblent faire partie les hauts salaires, servent la place financière suisse, en tant qu’ils fonctionnent comme incitatifs pour attirer les meilleures entreprises en Suisse. Il importe toutefois de considérer la société dans sa globalité et de ne pas sous-estimer les effets d’un sentiment d’injustice largement répandu. Si le fait d’avoir les meilleures se paie sous la forme d’un affaiblissement tangible des bases du sentiment de justice – garant de la cohésion de la société – la justification morale des hauts salaires disparaît. Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas ici de plaider pour une égalité de salaires, mais pour une certaine retenue en matière de traitements des top managers. Cette retenue que Rawls appelle de ses vœux dans les relations entre membres d’une même société sous le terme d’équité.

Rappellons néanmoins que, du point de vue social, un haut salaire profite grandement à la collectivité dans son ensemble. Imaginons une redistribution du salaire de Marcel Ospel entre les employés de l’UBS. Ceux-ci verraient leur revenu augmenter de quelques dizaines de francs par mois, mais le fisc ne s’y retrouverait pas. Il faudrait en effet compenser une perte sèche de plusieurs millions de francs pour les caisses de l’Etat, somme qui remettrait en cause de nombreuses prestations servies justement à ces salariés. Le serpent se mord la queue.

Si l’occasion est belle pour une discussion approfondie de la justification morale des hauts salaires, l’initiative plaide surtout pour un meilleur contrôle de l’entreprise par l’organe suprême, l’Assemblée des actionnaires. Beaucoup de voix plaident pour une démocratisation des sociétés privées. L’enveloppe destinée à la rémunération des Conseils d’administration ne constiuait aupravant pas une pierre d’achoppement, il était naturel de la traîter comme n’importe quelle autre position budgétaire. Aujourd’hui, certains abus en matière de parachutes dorés et de primes aux dirigeants laissent penser que le constituant ne trouve plus légitime de considérer ce point comme anodin. Aux yeux du public, cette question prend une importance presque aussi vitale que celle du bénéfice.
Sans aborder la question épineuse de la justesse des décisions prises, l’Assemblée générale extraordinaire de l’UBS que nous avons vécue dernièrement a montré combien notre droit des sociétés était anachronique. Avec la Société anonyme, la volonté du législateur était de garantir un certain contrôle de l’entreprise par les actionnaires. Le système actuel ne fonctionne visiblement plus pour les grosses sociétés de capitaux. Beaucoup d’actionnaires laissent le contrôle de leur voix à l’organe exécutif et lui vouent une confiance aveugle. C’est notamment le cas des sociétés cotées en bourse dont les actions servent davantage à la spéculation qu’à la répartition des voix entre actionnaires. Il est temps que nos autorités prennent le problème en main et envisagent la création d’un nouveau statut adapté aux très grandes entreprises, pour que celles-ci ne deviennent pas des mastodontes où l’Assemblée générale sert de chambre d’enregistrement des décisions des administrateurs. La question des hauts salaires n’étant que la pointe de l’iceberg que constitue l’organisation des multinationales.
Philippe Nantermod et Johan Rochel
Publié dans le Journal "Le Temps", lundi 7 avril 2008

lundi 31 mars 2008

Et pour toi petite, repassage ou cuisine ?

Heureuse nouvelle ! Depuis deux semaines, une petite puce a fait son apparition dans mon entourage. Soucieux de bientôt lui fournir le meilleur en matière de jouets, je suis allé prospecter du côté d’un grand magasin de la région. Un endroit où se cache peut-être plus que de simples objets d’amusement…
La première impression est essentiellement visuelle. Le rayon jouets se construit au rythme des couleurs. A gauche, l’ambiance se veut bigarrée, quoique dominée par des teintes bleues ou rouges. A droite, le rose l’emporte sans concurrence. Les codes d’une différenciation par la couleur sont donc strictement respectés. Que la petite fille qui n’aime pas le rose passe son chemin !
Trêves de plaisanteries colorées, je suis là pour acheter un cadeau. A l’exception d’une charmante petite trousse de doctoresse, les jouets destinés aux jeunes demoiselles manquent cruellement d’originalité. Toutes de paillettes et de strass, les Barbies tiennent toujours la dragée haute aux petits animaux dont on peut s’occuper tendrement. Mais le plus intéressant est ailleurs. Dans un schéma de reproduction des normes sociales que nul-le sociologue ne saurait manquer, les petites filles sont amenées à jouer avec des objets de ménage ! Dans un emballage attirant, l'heureuse gamine se voit parée tour à tour d'un fer à repasser, d'une machine à laver, d'un set balai-brosse ou d'une cuisinière. Mesdemoiselles, apprenez que la valeur ménagère n’attend pas le nombre des années. De l’autre côté du rayon, un court détour chez les garçons montre que ceux-ci feront carrière dans le bâtiment, la construction, les courses automobiles ou encore la police. Seuls les indétrônables Lego ne se laissent pas facilement attribuer à l’un des sexes.
Une rapide analyse permet de dégager deux tendances de ma petite incursion au pays de l’épanouissement de nos tendres petit-e-s. Les garçons reçoivent des jouets mettant en scène la vie professionnelle et sont, à ce titre, amenés dès leur plus jeune âge à se frotter à l’exercice d’un métier. Aucun signe semblable chez les filles. Ces dernières sont contraintes de franchir la ligne des couleurs pour jouer à la policière.
En plus de la privation d’un accès au monde professionnel, les demoiselles sont encouragées à vaquer à des occupations domestiques. Sans renier d’aucune façon l’importance de ces tâches, je m'étonne de la surprenante capacité des objets ménagers à se trouver exclusivement associés aux figures féminines. La société du 21è siècle continue de jouer avec les clichés.

Johan Rochel

lundi 24 mars 2008

De la responsabilité à Pékin: l'heure est à l'action

Même si j’ai déjà consacré une chronique à ce sujet, la problématique de la responsabilité morale vis-à-vis des JO de Pékin me pousse à (re-)préciser ma position.

Rappelons tout d’abord une banalité, toutefois peu souvent remise en perspective dans les médias: les JO d’été 2008 auront lieu dans un pays qui ne correspond en rien aux idéaux de paix du baron Pierre de Coubertin, initateur des Jeux modernes. L’article 2 des principes fondamentaux de la Charte olympique précise que :

"L'Olympisme est une philosophie de la vie, exaltant et combinant en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de l'esprit. Alliant le sport à la culture et à l'éducation, l'Olympisme se veut créateur d'un style de vie fondé sur la joie dans l'effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels."

On peut certes débattre longuement de la définition exacte des « principes éthiques fondamentaux universels ». Toutefois, peu refuseront d’y inclure ce que nous appellerons le pack minimal, càd un droit à la vie, à des moyens de subsistance minimaux ainsi qu’à une certaine liberté. Pour éviter toute controverse, évitons d’y introduire l’étendue des droits reconnus chez nous à tous les autres humains : droits politiques, liberté de presse, d’expression, d’association,…
Doit-on préciser que le régime communiste chinois ne respecte en aucune manière ce pack minimal des droits de l’homme ? Grâce à quelques témoins encore présents à Lhassa, la situation catastrophique du Tibet est revenue sur le devant de la scène. Que l’arbre ne cache toutefois pas la forêt : les droits les plus basiques de la population chinoise elle-même sont bafoués au jour le jour.

Partant de cette définition du pack minimal des droits de l’homme et du constat catastrophique quant à la situation sur le terrain, il importe de réfléchir à la responsabilité morale que porte chacun. Que l’on soit sportif, journaliste ou simple spectateur, ne rien faire semble moralement condamnable et le signe que notre engagement pour les droits de l’homme est fortement limité. L’exigence d’une action se laisse définir sous trois angles.
Tout d’abord, en tant qu’individu, c’est la reconnaissance qu'il existe une responsabilité morale vis-à-vis des mes égaux. Ne rien faire, ce serait en quelques sortes avouer que certains êtres humains ne méritent pas les mêmes droits que moi.
Deuxièmement, un signal exprimé au sein de nos démocraties sera relayé par nos chefs d’Etat et permettra de faire monter la pression diplomatique sur le gouvernement chinois. Par ce même biais, nous exprimons notre sentiment de sym-pathie à l’égard des minorités oppressées par le géant jaune et qui vivent dans nos contrées*.
Troisièmement, une action permet de montrer que nous ne sommes pas dupes. Si les JO sont très attendus par le gouvernement chinois, c’est parce que l’Olympisme est la meilleure carte de légitimité. Si Pékin accueille les Jeux, alors la Chine rejoint la grande famille des « bonnes » nations. Il importe de montrer que ce n’est pas le cas.

Après avoir affirmé la nécessité d’une action responsable, reste la question de l’attitude à adopter. Soyons clairs : le premier coupable est assurément le CIO. L’institution est incapable de faire respecter les conditions qu’elle a édictées et semble ne pas vouloir prendre une position claire quant à l’oppression chinoise au Tibet. Tout cela touche au scandale et M. Rogge ferait bien de sortir de sa tanière pour affronter la réalité de face.
Par la faute du CIO, les athlètes se trouvent dans une position périlleuse et peuvent de bonne foi faire valoir de bons arguments en faveur de leur participation. Il est très difficile de leur demander de boycotter entièrement les Jeux. En tant que personne humaine, si tant est que les droits de l’homme ne leur soient pas indifférents, ils ne peuvent toutefois passer à côté de l’occasion de transmettre un message clair. Pourquoi ne pas boycotter la cérémonie d’ouverture, s’exprimer en conférence de presse, brandir un drapeau ou que sais-je ? Il importe de simplement exister, et de montrer de manière claire que l’on est conscient de la situation ambivalente dans laquelle on se trouve. Comme le rappelle un excellent article de la NZZ du 19 mars, il n’y a là rien d’exceptionnel. En 1956, la délégation suisse ne prit pas part aux JO de Melbourne, afin de protester contre l’oppression soviétique en Hongrie. En 1976, 28 nations africaines ne se déplacèrent pas à Montréal afin de lutter contre les arrangements du régime d’Afrique du Sud. Et les exemples sont nombreux.
Les acteurs du monde politique doivent également être les premiers à s’engager. Les occasions de faire passer un message sont innombrables. A eux de choisir le bon moment et de ne pas se laisser détourner par le faste du régime chinois. A ce propose, je crois essentiel de ne pas oublier que la Chine ne tient pas seule le couteau par le manche. En particulier sur le plan économique, elle n'est pas en position d'imposer seule ses vues. Comme tous les acteurs d'un monde interconnecté, la Chine a plus que jamais besoin des autres nations.

Ma dernière remarque se veut volontiers provocatrice. Voulons-nous que la génération future porte sur nous un jugement où il serait fait mention de notre inaction et notre incapacité à s’engager pour les droits de l’homme ? Serions-nous alors si différents de ceux qui ont accepté et fêté les Jeux de Berlin en 1936 sans souffler mots ?

Johan Rochel

* La Suisse regroupe la plus grande communauté tibétaine hors Asie.

vendredi 14 mars 2008

21, et profondément humain

A Jean-Charles,

Cette année, la journée mondiale de la trisomie tombe précisément Vendredi Saint. Marquer cette date me tient à cœur, puisque j’ai la chance de partager ma vie familiale avec un oncle trisomique. L’occasion est belle de lui rendre un petit hommage.
Je dis chance, car côtoyer une personne trisomique est peut-être le plus extraordinaire révélateur des petits miracles que compte le quotidien. Une façon unique de percevoir le monde qui les entoure, une sensibilité qui ne laisse pas de place à la fausseté au sein des échanges humains, une manière franche d’exposer ses craintes ou envies. Bref, vivre auprès d’un trisomique, c’est prendre le risque permanent d’un regard différent. A n’en pas douter, c’est parfois douloureux, et toujours exigeant.
Observer la vie d’un trisomique, c’est également reconnaître que notre société n’est pas aussi inhumaine que certains voudraient le croire. Depuis sa naissance, mon oncle est soutenu par l’Etat, au travers du fond AI mais également via la mise à disposition d’infrastructures nécessaires à son plein développement. Et pourtant, mon oncle met en échec les raisonnements qui voudraient associer aide sociale à une quelconque « utilité ».
Visitez la Castalie ou le centre de la Meunière, et observez la vie qui s’y déroule. Ces personnes sont-ils utiles à la société ? Si non, méritent-elles vraiment l’aide qui leur est accordée ? La question ne doit pas être posée en ces termes, et c’est l’entier de la perspective qui doit être repensée. Notre société accorde son soutien à des personnes trisomiques non en tant qu’ils sont utiles, mais en tant qu’ils sont des êtres humains. A ce titre, ils possèdent un ensemble de droits, dont le premier leur garantit la possibilité de vivre une vie digne.
Depuis maintenant quelques années, un groupe de trisomiques travaille au centre Coop de Collombey. L’initiative mérite d’être louée, si tant est que les idées qui l’inspirent s’appuient sur une juste base. En effet, affirmer qu’ils travaillent et qu’ils sont de ce fait utiles à la société serait loin de servir la cause des trisomiques. Ils ont le droit d’être soutenus sans calcul d’utilité. A ce titre, considérer leur travail comme une extension d’un droit à l’intégration permet de rendre pleinement compte de leur statut d’être humain.
L’exemple particulièrement frappant des trisomiques se laisse bien sûr étendre à tous les membres de la société. Tous ont droit à un respect des droits fondamentaux, abstraction faite de tout ce qu’ils apportent ou n’apportent pas à la société.

Johan Rochel

dimanche 2 mars 2008

Thomas Minder et la justice sociale

Thomas Minder a réussi son pari : dans les délais impartis, il est parvenu à récolter près de 120'000 signatures pour son initiative contre les rémunérations abusives. Celle-ci exige notamment plus de possibilités de contrôle confiées à l’AG, ainsi que l’interdiction des parachutes dorés.
Si l’initiative a connu un relatif succès, c’est certainement parce qu’elle corrobore une intuition que beaucoup partagent : la situation actuelle des hauts managers déplait sous plusieurs aspects. Tout d’abord, la notion de mérite semble ne plus être en mesure d’expliquer de criantes disparités. Sur ce point, le cas Marcel Ospel ne cesse de provoquer des interrogations. Si l’on admet qu’il mérite son salaire lorsque les affaires vont bien – ce que beaucoup contesteront déjà -, comment justifier ce même traitement lorsque le business prend l’eau ?
Quel critère pourrait nous permettre de délimiter là où commence l’injustice ? On semble prêt à accepter l’existence d’inégalités, dans la mesure où celles-ci sont à l’avantage de tous. En plus de la notion de mérite, c’est une intuition de ce type qui nous pousse à dire que le salaire de Marcel Ospel est injuste. En effet, possède-t-il des effets positifs pour la société en générale, et les plus mal lotis en particulier ?
Peu de gens professent aujourd’hui un égalitarisme brutal, où les avoirs de chacun devraient être strictement égalisés. En tolérant certaines inégalités, nous faisons le pari que le niveau de vie de l’ensemble de la société augmente. C’est cette idée qui forme le cœur de la pensée du philosophe John Rawls, présentée dans son maître ouvrage Une théorie de la justice (1971). Selon lui, il doit exister une relation de type équitable entre les extrêmes de l’échelle sociale. Le groupe le plus haut placé peut s’enrichir tant qu’il le souhaite, si tant est que ces disparités favorisent d’une manière ou d’une autre le groupe situé à l’autre extrême.
On peut comprendre l’initiative de Thomas Minder dans un sens semblable. Les hauts salaires ont perdu tout sens des réalités et n’apportent en aucune manière un plus à l’actif des plus défavorisés. Le système doit alors être réformé, afin que le critère de justice sociale comme équité retrouve une place qui lui est due.
Johan Rochel

lundi 25 février 2008

Les Jeux de la honte

Les JO de Pékin qui débuteront dans quelques mois consacreront d'un même coup l’impuissance du CIO à faire respecter ses règles ainsi que l’insolence grandissante du régime chinois.
Rappelons que le choix de la candidature de Pékin était assorti d’une condition, stipulant entre autres que la situation des droits de l’homme devait sensiblement s’améliorer. Soyons sur ce point très clair : le contrat ainsi établi a été bafoué par le régime communiste. Seulement, le CIO n’a aucun moyen de pression sérieux. Il ne peut que rappeler Pékin à ses engagements, incapable de formuler une sanction. Dans le jeu sans pitié des relations internationales, ces rappels à l'ordre ne restent donc que vœux pieux !

Non pas que le problème ne soit pas soulevé dans les médias occidentaux (quoique parcimonieusement), mais la position présentée manque de cohérence. La réaction des personnes interrogées à ce sujet souffre du même problème. Si les droits de l’homme correspondent à un idéal que nous souhaitons voir fleurir partout*, nous devons boycotter autant que faire se peut ces JO. Cette exigence morale concerne aussi bien les responsables politiques, les fédérations sportives**, les athlètes que les (télé)spectateurs.
« Accepter » ces JO, c’est oublier tous les travailleurs forcés, les quartiers de Pékin détruits et les habitants déplacés de force. En dehors du strict cadre des Jeux, c’est montrer son acceptation tacite des pratiques chinoises en matière de droits de l’homme.

« Mais qu’est-ce que cela change si je ne regarde pas les Jeux sur mon téléviseur ? » demanderont les plus sceptiques. Tout d’abord, il est question de cohérence sur le plan individuel. Si l’exigence éthique des droits de l’homme évoque quelque chose pour moi, je me dois de l’observer en vue de conserver une cohérence personnelle. Et ce, même si les effets que je suis en mesure de provoquer restent très faibles. De plus, les actions individuelles peuvent créer un mouvement de fond. Sur les résultats financiers des ventes de produits merchandising, sur les chiffres de l’audimat, ou au sein du débat public, à même de provoquer des réactions diplomatiques.

J’ai évoqué l’insolence du régime chinois. En se voyant accorder les Jeux, Pékin reçoit une sorte de vernis de légitimité de la part de la communauté internationale. Non content de ce cadeau immérité, les cadres du parti se permettent l’arrogance de narguer le CIO et tous les défenseurs des droits de l’homme. En souhaitant faire brûler la flamme au cœur de l’Himalaya, Pékin ré-affirme son droit d’oppresser et d’anéantir le peuple et la culture tibétains.
En espérant des améliorations notoires, le CIO a fait preuve d’une effroyable naïveté. Ou alors, l’affaire est autrement plus grave et il est question de corruption et de vastes magouilles. Ultime hypothèse : sous des allures d’institution humaniste et de fleuron de la civilisation, le CIO cache des zones d’ombre en matière de droits humains. Une prochaine chronique sur le thème des Jeux africains pourrait nous confirmer cette hypothèse.

Johan Rochel



* Je défends donc ici une lecture résolument universaliste des droits de l’homme, représentant un but à atteindre en tout temps et en tous lieux.
** Sur ce point, il est effrayant que la fédération anglaise veuille faire signer une charte de « bonne conduite » à ses athlètes, leur faisant promettre de ne pas réaliser d’action à caractère politique. Tous ont en souvenir le poing levé de deux athlètes de couleur aux JO de Mexico. Les athlètes sont-ils prêts à mettre de côté toute considération morale ?

lundi 18 février 2008

Mais qui peut voter ?


Au premier abord, la question peut paraître triviale, presque stupide. Lors d’un vote démocratique, qui possède un droit légitime à prendre part au vote ? Prenons un exemple, afin de mettre en lumière la finesse du problème. La France souhaite construire une nouvelle centrale nucléaire, qu’elle a décidé de placer à proximité de la frontière suisse. Une ville de taille importante, par. ex. Genève, se situe dans un périmètre de 30 km. Qui devrait posséder le droit de se prononcer ? Seulement les Français ? Les Suisses de la région touchée seront pourtant directement concernés par la nouvelle centrale. Ne pourraient-ils pas faire valoir une juste prétention au vote ?
Une première remarque d’ordre logique s’impose. La question de savoir « qui devrait voter ? » ne peut être initialement résolue par un vote démocratique. Ce dernier suppose que nous sachions déjà qui peut voter, or c’est justement ce que nous recherchons. Ce sont donc d’autres critères qui doivent nous aider à résoudre le problème.

Les démocraties actuelles nous offrent des exemples de tels critères. Et trois points semblent particulièrement se détacher : le territoire, la nationalité et l’histoire*. Mais quel principe encore plus fondamental se cache derrière chacun de ces trois critères ? Ils reposent sur la conviction que les intérêts des individus sont affectés par les choix et actions des autres individus partageant ses critères : une sorte de communauté d’intérêts. Par ex., on estime justifié que les Suisses (dans la limite d’un territoire, d’une nationalité ou d’une histoire commune) possèdent un droit de vote, car le destin d’un citoyen suisse est lié à celui de ses voisins.
Mais ces trois critères ne sont pas parfaitement alignés avec le critère « être affecté par… ». Ainsi, dans notre exemple initial de la centrale nucléaire, les Genevois sont pleinement touchés par l’installation, mais ne peuvent toutefois faire valoir des droits car ils ne partagent pas le même territoire ou la même nationalité. Un autre exemple pourrait être celui d’un étranger vivant en Suisse depuis 20 ans. Il partage son quotidien avec des Suisses – en ce sens, l’histoire suisse des vingt dernières années est aussi la sienne -, vit dans les mêmes frontières mais ne jouit pourtant pas du droit de se prononcer sur les lois du pays (alors qu’elles l’affectent comme les autres citoyens).

Sur un plan moral, il semble justifiable de retenir le critère « être affecté par… » comme base de droit. En effet, il paraît juste qu’une personne puisse co-décider si elle est touchée par la décision à prendre. Mais, sur la base de ce critère, un nombre incontrôlable de personnes peut alors être intégré dans le processus de vote. Les Irakiens seront les premiers touchés par le choix du prochain président américain : ils devraient donc pouvoir voter**. De même pour les réfugiés vivant en Suisse : ils auraient pu co-décider de la nouvelle loi sur les étrangers. En bref, la situation devient vite telle que chacun peut prétendre voter sur tous les sujets du monde.

Cet idéal moral semble impossible à réaliser dans la pratique. Le défi consiste donc à trouver la forme pratiquement possible qui correspond le plus à ce critère « affecté par… ». Le projet peut toutefois nous emmener passablement loin.

La solution pratique retenue actuellement semble être le cadre d’un Etat-Nation. Les citoyens forment ainsi le noyau des co-décideurs. Sur ce cadre national, on pourrait toutefois imaginer superposer de nouvelles formes démocratiques, permettant d’approcher la situation où toutes les personnes concernées par une décision auraient leur mot à dire (comme dans l’ex. de la centrale). A ce titre, ne devrait-on pas voter à l’échelle européenne, voire bientôt mondiale ? Peut-on imaginer une démocratie mondiale, qui fonctionnerait sous la forme d’une confédération ? Cette idée relève encore de l’utopie dans la pratique, elle n’en est pas moins passionnante sur le plan théorique.
Une autre voie, plus modeste, pourrait être celle d’une plus forte législation internationale. Cela nous permet de revenir à notre exemple de la centrale nucléaire. Si les Genevois ne peuvent pas voter, au moins leurs intérêts pourraient-ils être protégés par l’existence de lois internationales, assurant par ex. qu’un pays souhaitant construire une centrale nucléaire à proximité d’un autre pays réponde de garanties précises. La problématique de la justice a ici été transférée du « avons-nous un droit à voter ? » à « nos intérêts sont-ils défendus ? ».
Nous avons évoqué ici des solutions allant vers plus de possibilités de décider à l’échelle internationale. Qu’en est-il de l’ « intérieur » ? Sur la base des réflexions présentées ici, ne pourrions-nous pas justifier un droit de vote pour des étrangers installés en Suisse depuis longtemps ?

Johan Rochel

* Voir le texte introductif de Robert E. Goodin, « Enchranchising all affected interests, and its alternatives », Philosophy and Public Affairs 35, 2007
** Il est, à ce titre, très intéressant de remarquer que de nombreux commentateurs soulignent que tous les partenaires internationaux des Etats-Unis sont dans une phase d’attente. Ils savent l’influence énorme qu’aura le choix américain sur le quotidien du reste du monde, sans toutefois pouvoir participer ou même influencer de manière décisive cette votation. Derrière une réflexion de ce genre se cache l’intuition que nous tentons de développer ci-dessus.