vendredi 15 juin 2012

En attendant la communion


Le bar s’active pour servir la trentaine de clients assis à la terrasse. L’œil rivé à l’écran géant, tous arborent sur leur visage un étrange mélange de tension et de plaisir. La tension se lit dans les coups d’œil furtifs adressés aux amis, l’incessant mouvement vers le natel et le site de paris en ligne ou l’avancée du menton, effet si typique de la belle action dans les 16 mètres. Outre ces moments d’adrénaline, le corps traduit un relâchement estival, prélude à de longues soirées passées avec des amis. 

Je regarde alentours mon groupe bigarré. Certains sont d’ici, d’autres d’ailleurs. Tous sont réunis ce soir par 22 participants s’affairant autour du cuir, mais surtout par l’irrépressible envie d’être ensemble. Comment expliquer cette entrainante ambiance de communion ? Pas besoin d’invoquer la grande communion des peuples européens que les instances du football et les politiciens appellent parfois de leurs vœux. Non, juste la petite communion à échelle humaine de ce bar de quartier, son écran délicieusement improvisé et son fumet de saucisses grillées. Une tentative : et si cette communion s’expliquait par la rencontre d’identités claires, immédiates et chargées positivement ? Ainsi, chacune de nos personnalités d’habitude si complexes se trouve réduite à sa plus simple expression : espagnole ou croate, suisse ou irlandaise. Les incohérences, les parts d’ombre, les méandres de chacun des « moi » se fondent dans ce costume d’une clarté extrême : l’appartenance à une nation. Le temps d’une soirée dans ce bar de quartier, les cartes sont mises à plat sur la table. Au-delà des grands discours, par le fait même de différences exacerbées, la communion se fait. 

Le coup de sifflet final retentit. Le temps de finir sa mousse, chacun retrouve alors son costume d’antan, assemblage de pièces prises de-ci de-là, véritable patchwork humain. Je ne suis plus seulement supporter portugais, mais Suisse d’origines multiples, citadin à l’ancrage régional, Européen apprenti citoyen du monde. Les identités redeviennent multiples et complexes, contradictoires et confuses, enrichissantes et pesantes. La terrasse et les verres se vident. C’est l’heure des poignées de main volontiers viriles, chargées de promesses de remettre cela dès le lendemain. Durant nonante minutes, chacun de nous a eu la vertigineuse sensation d’être un autre, ou plutôt une version extrême de soi-même, sans concession. Vivement le prochain match.  

Johan Rochel
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