Le bar s’active pour servir la
trentaine de clients assis à la terrasse. L’œil rivé à l’écran géant, tous
arborent sur leur visage un étrange mélange de tension et de plaisir. La
tension se lit dans les coups d’œil furtifs adressés aux amis, l’incessant mouvement
vers le natel et le site de paris en ligne ou l’avancée du menton, effet si
typique de la belle action dans les 16 mètres. Outre ces moments d’adrénaline,
le corps traduit un relâchement estival, prélude à de longues soirées passées
avec des amis.
Je regarde alentours mon groupe
bigarré. Certains sont d’ici, d’autres d’ailleurs. Tous sont réunis ce soir par
22 participants s’affairant autour du cuir, mais surtout par l’irrépressible
envie d’être ensemble. Comment expliquer cette entrainante ambiance de
communion ? Pas besoin d’invoquer la grande communion des peuples
européens que les instances du football et les politiciens appellent parfois de
leurs vœux. Non, juste la petite communion à échelle humaine de ce bar de
quartier, son écran délicieusement improvisé et son fumet de saucisses
grillées. Une tentative : et si cette communion s’expliquait par la
rencontre d’identités claires, immédiates et chargées positivement ?
Ainsi, chacune de nos personnalités d’habitude si complexes se trouve réduite à
sa plus simple expression : espagnole ou croate, suisse ou irlandaise. Les
incohérences, les parts d’ombre, les méandres de chacun des « moi »
se fondent dans ce costume d’une clarté extrême : l’appartenance à une
nation. Le temps d’une soirée dans ce bar de quartier, les cartes sont mises à
plat sur la table. Au-delà des grands discours, par le fait même de différences
exacerbées, la communion se fait.
Le coup de sifflet final retentit.
Le temps de finir sa mousse, chacun retrouve alors son costume d’antan, assemblage
de pièces prises de-ci de-là, véritable patchwork humain. Je ne suis plus
seulement supporter portugais, mais Suisse d’origines multiples, citadin à
l’ancrage régional, Européen apprenti citoyen du monde. Les identités
redeviennent multiples et complexes, contradictoires et confuses,
enrichissantes et pesantes. La terrasse et les verres se vident. C’est l’heure
des poignées de main volontiers viriles, chargées de promesses de remettre cela
dès le lendemain. Durant nonante minutes, chacun de nous a eu la vertigineuse
sensation d’être un autre, ou plutôt une version extrême de soi-même, sans
concession. Vivement le prochain match.
Johan Rochel
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