vendredi 10 décembre 2010

Lettre ouverte au Père Noël

Cher Père Noël,
Est-il approprié de tutoyer un honorable vieil homme à la barbe blanche aussi longue qu’une liste de cadeaux ? Je puise dans mon âme d’enfant la conviction que le symbole de Noël ne saurait être un vieux grincheux tatillon sur les formes. Tu, donc.

Hier sur la Bahnhofstrasse zürichoise, j’ai encore croisé nombre de tes pâles copies. Ils étaient occupés à divertir les badauds, à garder des bambins ou même relégués à l’emballage des cadeaux. Inutile de te parler de leur barbe de pacotille et de leurs souliers en désaccord complet avec leur costume, je pense que ces sombres nouvelles te sont déjà parvenues. Triste époque : bats toi pour ton image Père Noël !

Outre ces soucis de marketing, tu sembles avoir définitivement terrassé un adversaire plus coriace. Un de ceux qui te faisaient de l’ombre dans le cœur des enfants. Non pas qu’il gênait la bonne marche du commerce – aucun souci de ce côté-là – mais il prenait une place gênante dans les réjouissances de Noël. J’ai nommé le petit Jésus. Et pour preuve de ton écrasante victoire, il suffit de compter les pâles copies croisées dans les grands magasins. Et toc.

Note bien que cela n’est pas pour me déplaire. Noël s’est ainsi émancipé de son caractère purement religieux pour devenir un de ces rares instants de vie en société où une sorte de communion semble se produire. L’espace de quelques semaines enguirlandées, nous ne vivons plus côte à côte, mais ensemble. Les plus économistes d'entre nous affirmeraient que la concurrence a décidément du bon.

Mais l’heure de l’Avent tourne ! Il faut que je me mette en quête de quelques présents. On a beau faire, il y a des attentes qu’il est difficile de décevoir. Je me permets encore de te recommander un peu plus de prudence que d’habitude. Le vent qui souffle sur l’Europe et la Suisse n’est pas des plus favorables aux étrangers. Qui plus est s’ils sont vieux et susceptibles de tomber à charge de la société.
Je te conjure de ne pas jouer les fous du volant avec ton traineau et d’être prudent au moment d’entrer dans les cheminées. Tu as beau être un Européen, tu pourrais te retrouver expulsé aussi vite que tu distribues tes cadeaux. En Suisse, nous sommes passés maîtres dans l’art du renvoi de moutons noirs à barbe blanche.

N’hésite par contre pas à amener des centaines de jouets produits dans des conditions épouvantables. Pourvu que les cadeaux réchauffent le cœur des enfants, le reste importe peu. En te recommandant tout spécialement de ne pas oublier mes souliers (les grands noirs, comme d’habitude), je te dis à très vite pour notre traditionnel vin chaud du 24. Couvre toi bien.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 26 novembre 2010

Un appel pour l'après moutons noirs

Alors que vous lirez ces lignes, nous serons à l’entame d’un week-end politique difficile, point d'orgue d’une campagne houleuse et indigne. Au-delà du résultat, tous ceux qui ont combattu l’initiative moutons noirs – en soutenant ou non le contre projet, pour des raisons purement tactiques ou non – sont appelés à prendre sur leurs épaules une nouvelle responsabilité : rien de moins que celle de réformer en profondeur la réalité politique de notre pays.

Les moutons noirs s’inscrivent dans une logique mélangeant à bon compte flair populiste, méfiance vis-à-vis de l’Etranger et mythologie sécuritaire. A n’en pas douter, d’autres initiatives suivront. Pourquoi l’UDC et ses alliés se départiraient-ils d’une méthode si prometteuse ?

Face à ce mouvement structurel, il faut mobiliser ce que d’aucuns appelleraient un front républicain autour de deux questions fondamentales. Premièrement, où se trouve la ligne rouge que nous ne souhaitons en cas franchir ? Quel noyau intangible de nos libertés, de notre mode de vie en société et de nos principes voulons-nous sauvegarder à tout prix ?

Deuxièmement, quelle place voulons-nous donner à la Suisse dans un monde globalisé et interdépendant ? A ce titre, il faut réaffirmer la valeur et les avantages que la Suisse retire de rapports internationaux pacifiés sous l’égide du droit international. Ces engagements relèvent de choix démocratiques pris dans notre intérêt.

En d’autres mots, quelque soit le résultat qui sera annoncé dimanche vers 14.00, nous sommes appelés à réfléchir et à nous unir pour les valeurs que nous souhaitons défendre et incarner. Nous n’avons que trop attendu.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 29 octobre 2010

Lettre ouverte aux partisans de l’initiative pour le renvoi

Sensibles à la question de la criminalité, vous envisagez de donner votre voix à l’initiative pour le renvoi des étrangers criminels. La sécurité de chacun est un bien inestimable et il est légitime de chercher à la sauvegarder. A ce titre, il existe des raisons suffisantes pour vouloir renvoyer un étranger ayant commis un délit très grave. Les initiants se gardent bien de le clamer haut et fort, mais le droit actuel permet déjà les renvois (750 en 2009, selon la Commission fédérale pour les questions de migration).

Si nous sommes d’accord sur ce principe, deux fossés semblent néanmoins nous séparer. Premièrement, se pose la question de savoir ce qu’est précisément un délit très grave. Ou tirer la limite entre qui reste et qui part ? Sur ce point, l’initiative proposée par l’UDC frôle le travail d’amateurs, tant la liste des délits ne semble répondre d’aucune logique. Notre Constitution mérite-t-elle un catalogue si arbitraire et émotionnel ? La perception abusive de l’aide sociale est-elle vraiment aussi grave qu’un viol ? La discussion sur l’opportunité d’ajouter de nouveaux délits – à l’exemple des chauffards – a montré une étrange compréhension de l’instrument de l’initiative populaire. Le peuple vote en quelques sortes un chèque en blanc, qui sera ensuite manipulé à l’envi. A n’en pas douter, le contre-projet direct du Parlement fait montre d’une plus grande logique, couplant le renvoi à la gravité de la peine reçue, et non à la sorte de peine. L’arbitraire est évacuée au profit d’une plus grande sécurité.

Deuxièmement, il importe de se demander si le renvoi doit toujours l’emporter. C’est une réalité peu connue mais nombre de renvois sont tout simplement impossibles, avec ou sans initiative. Ces renvois buttent sur des écueils pratiques : impossibilité de déterminer la nationalité de la personne, refus du pays hôte de reprendre son ressortissant ou alors situation de chaos total dans le pays en question (ex. Somalie). A ce titre, les promesses de l’initiative sont purement mensongères et il est illusoire de croire que la Suisse décide seule sur la question des renvois. Elle n’a d’autre choix que de collaborer.

De manière plus fondamentale, il y a des raisons légales et morales de ne pas renvoyer quelqu’un. La Suisse devrait-elle renvoyer quelqu’un vers la torture ? Le renvoi devrait-il frapper de la même façon un père de famille avec enfants à charge et un jeune homme de 19 ans ? Je suis convaincu que le renvoi n’est légitime que si la proportionnalité de la mesure peut être vérifiée et que si le droit international est respecté. Mais voilà, l’initiative que vous soutenez ne fait pas dans la dentelle : le renvoi automatique ou rien. Sur ce point, le contre-projet est également infiniment meilleur, lui qui permet de respecter nos principes fondamentaux et le droit international.

Préférez le contre-projet à cette initiative inefficace, dangereuse et profondément contraire à nos intérêts. Dans l’espoir d’un pays respectueux des principes qui ont fait son succès, mes salutations les meilleures.

Johan Rochel

lundi 18 octobre 2010

Un appel à penser plus grand !

Cela ressemble à une partie d’échecs où l’un des joueurs piège avec talent son contradicteur. Dans un débat de société, celui qui choisit les termes du débat possède sur ses adversaires un avantage stratégique souvent décisif. Il impose ses questions, mais également sa thématique et les moyens de trancher le débat. A lui le choix des armes et des règles !

Comme l’a montré l’initiative moutons noirs, l’UDC excelle dans cet exercice. D’un coup bien placé, le parti autrefois agrarien a imposé sa question par le biais d’une initiative populaire et forcé du même coup tous les acteurs politiques à venir sur son terrain du vote devant le peuple. Le contre-projet direct du Parlement n’est que la suite logique d’une partie rondement menée. Le 27 novembre prochain, après une campagne à grands coups de violeurs et de pédophiles, la première manche prendra fin.

Dans ce populisme ambiant – de gauche comme de droite ! – on entend trop peu souvent la voix de ceux qui veulent penser plus grand. De ceux qui n’entendent pas se laisser imposer les termes d’un débat tronqué. A ce titre, les voisins français connaissent bien la figure de l’intellectuel : un personnage public qui se donne pour mission de repenser les vérités soi-disant établies, les éclairages douteux et les raccourcis suspicieux. Sa plus grande vertu se confond avec sa capacité à ne pas se laisser enfermer dans un faux débat, à repenser les bases mêmes de la discussion.

Sous nos latitudes romandes, on connait quelques personnalités qui exercent cette activité fondamentale pour une démocratie vivante. Mais leur mission n’est pas aisée, tant la place que les médias leur réserve est ténue. Outre quelques habitués de la chronique, l’espace médiatique n’est pas propice au cours de la pensée. Celle-ci requiert parfois détours et circonvolutions, références originales ou lenteurs apparentes dans l’argument afin de déployer toute sa force. Peut-on dès lors imaginer une remarque plus destructrice que celle du journaliste enjoignant son invité à répondre en une minute à une question faussement simpliste ?

La place des intellectuels dans cette bulle médiatique n’est pas sans rappeler les fameux albatros de Baudelaire, ces grands oiseaux de mer que les marins attrapent pour s’amuser. Perdus sur le pont au milieu des huées, les albatros, autrefois majestueux, peinent alors à se mouvoir. Ne cédons pas à l’initiative de quelques sinistres marins et laissons respirer la pensée. On aurait grand tort de croire que l’on peut sans coup férir abandonner le champ de la pensée aux politiciens alliés aux promoteurs du format « 20 minutes ».

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 4 octobre 2010

Le vent de l'aventure

Connaissez-vous le vent de l’aventure ? Il faut parfois savoir se montrer patient, l’attendre et le guetter avant qu’on ne le sente toucher nos joues. Il souffle alors sur nos visages et, l’espace d’un instant, laisse entrevoir ce que réserve l’avenir. Le cœur se sent plein d’une énergie insoupçonnée, fort de la promesse diffuse d’un renouveau.

Il est vent de l’aventure lorsque la pénombre s’étend sur la ville. Alors que l’horizon prend peu à peu ses couleurs rosées, il gagne en puissance. Les passants réajustent le col de leur manteau et se pressent vers leurs pénates. Une légère inquiétude gagne les cœurs, ce petit pincement qui nous fait lever les yeux vers le lointain. Pour ceux qui continuent à arpenter la rue, le vent de l’aventure chuchote alors l’espoir d’une nuit nouvelle, à la fois belle et inquiétante.

Il est vent de l’aventure lorsque le sommet reprend ses droits. Il se met alors à souffler pour signaler au promeneur qu’il est temps de reprendre le chemin. Pour ce visiteur d’un instant, l’état de grâce est terminé. Les cimes reprennent leur existence imperturbable tandis que le promeneur se met en route, le dos légèrement vouté et le cœur empreint de mélancolie.

Il est vent de l’aventure lorsque l’on file à pleine vitesse à travers le jour. Son souffle violent et sec vient d’ailleurs, chargé de promesses magnifiques. Il tourbillonne, ébouriffe, déborde. Comme une flèche tirée vers l’avenir, il donne une piqure de vie à ceux qui acceptent de s’y frotter. Dans l’âcre odeur de la cheminée d’un bateau, sur les quais d’une vieille gare abandonnée ou sur l’autoroute du départ, il est vertige de liberté.

Connaissez-vous le vent de l’aventure ? Il souffle pour tous ceux qui savent l’apprécier et entendre sa voix, par delà le vacarme du quotidien. Il donne aux hommes le courage et la force de regarder vers l’avant, le cœur chargé d’une puissance nouvelle. Levez les yeux vers l’horizon et humez l’air. Scrutez les arbres alentours. Le vent de l’aventure n’est jamais loin.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 20 septembre 2010

Relevez vos manches et saisissez le bonheur !

Le bonheur ressemble-t-il plutôt à un cadeau tombé du ciel ou à une récolte durement gagnée à la sueur de son front ? Parbleu, il n’y a aujourd’hui pas de doute permis : le bonheur est à portée de main ! Il suffit de faire preuve d’un peu de volonté pour être en mesure de le croquer à pleines dents.

Mais les masses sont si dissipées. Tant de gens laissent encore de la place à l’improvisation et à la spontanéité, au lieu de planifier leur vie sous forme d'une liste de choses à accomplir, façon course du samedi matin. Il faut être rigoureux et se donner des objectifs ambitieux : étudier, travailler, devenir riche, fonder une famille, devenir plus riche, profiter de la retraite, être heureux, être heureux, ne plus être... Au gré des envies, quelques variations mineures sont possibles, mais il ne s’agira pas de s’éloigner trop du modèle standard.

Risible ? A peine. Nous vivons dans une société travailleuse et dépourvue de raison divine qui fait l’apologie du pouvoir de prendre en main sa vie et de trouver le bonheur. Ce pouvoir est certainement une chance unique dans l’histoire de l’humanité. Sous nos contrées, jamais les hommes et les femmes n’ont eu autant d’occasions de vivre une vie heureuse. Accidents, maladies, tragédies ne sont plus que de bêtes incidents de parcours. La mort a quasiment quitté notre quotidien, reléguée à un statut exceptionnel. Il n’a jamais été aussi mal vu de mourir. Quel manque de prévoyance!

Mais voilà, ce pouvoir s'est transformé en obligation pesante. Opportunité s’est faite nécessité et les réprimandes sont lourdes pour qui ne parvient pas à porter le poids de son propre bonheur. Les cigales n'ont pas bonne presse, et il faudrait mieux être une fourmi efficace. Tête baissée à la façon du paysan travaillant son champ, nous poursuivons le labourage de notre liste intérieure. Seule la force du poignet est garante de notre bonheur et de notre place parmi la besogneuse communauté des hommes. Garder le cap, tenir bon, sourire. Si nous avons manqué le bonheur aujourd’hui, nous l’aurons demain.

Et malheur à ceux qui attendent la bouche en cœur ! Vous serez voués aux gémonies, vous qui n’avez la volonté de vous ménager une place au soleil. Faites fi de vos jérémiades : celui qui veut, peut, doit ! Et tant pis pour les cancres du fond de la classe, les chômeurs paresseux et les handicapés de tout poil. Le ciel n'accueille que les braves.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 6 septembre 2010

Une révolution conservatrice est en marche

Il faut parfois prendre un brin d’altitude pour oser une interprétation dégagée sur certaines évolutions. Le nombre d’initiatives populaires s’attaquant de front au régime des droits de l’homme est en augmentation. A l’horizon pointe déjà une lame de fond portant sur la Convention européenne des droits de l’homme. Et la confusion savamment entretenue entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe ne manquera pas d’offrir à ses détracteurs une occasion rêvée de faire coup double : des droits de l’homme qui tuent la démocratie et une Europe qui étouffe peu à peu un pays souverain.

Mais pourquoi cette attaque sur les droits de l’homme ? Plus que tout autre phénomène transnational, les droits de l’homme sont la manifestation d’un monde en changement. Les acteurs économiques, politiques ou culturels sont pris dans des réseaux d'interactions permanentes, les normes acquièrent une validité au-delà des frontières et des structures de collaboration supranationale se mettent partout en place.

C’est face à cette réalité que la révolution conservatrice déploie toute son énergie. Mais que recouvre-t-elle ? Une forme de déliquescence de la culture politique, prête à remettre en question ses propres fondements dans une posture de négation de la réalité. Cette révolution se concentre autour d’une conviction aussi forte que difficilement tenable : la Suisse est un îlot qu’il convient de protéger de toutes influences extérieures. Face à ces phénomènes transnationaux profonds, les conservateurs semblent prêts à courir tous les risques, quitte à pactiser avec des forces franchement réactionnaires ou ouvertement xénophobes. Détournant les instruments de notre démocratie, ils attaquent sans relâche toute intrusion supposée dans la « souveraineté » suisse.

Comment lutter contre cette révolution conservatrice ? La réponse se trouve dans le diagnostic. Il faut appeler à un renouveau de la culture politique suisse, une culture à la fois démocratique, libérale et positivement ouverte sur l’Autre. Le plus grand piège serait de croire que l’on peut ériger des barrières exclusivement légales face à cette révolution. La discussion sur les critères d’invalidation des initiatives populaires, encore menée presque exclusivement sous un angle juridique, pèche par excès de formalisme. Outre de nécessaires garde-fous, la seule solution durable passe par une réappropriation des fondements et de la place de notre État dans le monde, mais également par un appel à la responsabilité, la transparence et au courage politique. Première échéance avec l'initiative moutons noirs.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

jeudi 19 août 2010

Carnet de route d’un été européen

Les Balkans, l’Ex-Yougoslavie, la Yougoslavie jusqu’aux premières fragmentations de 1992. Ces mots qui parlent d’un Ailleurs où notre imaginaire ne place que guerres, misère et génocide. Et pourtant, après quelques jours passés en Croatie, une intense sensation de normalité. A 90 minutes de vol de Genève, aurions-nous choisi un sentier trop balisé ?
La terre des Balkans échappe à qui veut la saisir. Qui se rappelle que la Slovénie, véritable petite Suisse des Balkans, fait partie de cet ensemble protéiforme ? Qui dit encore qu’il va dans les Balkans lorsqu’il se prélasse sur les plages de galets croates ? Les Balkans reculent sous l’effet du développement, à mesure que nous investissons le lieu de mémoires plus en accord avec notre vision de la civilisation européenne. Et au gré de notre progression en Bosnie-Herzégovine, alors que minarets et bâtiments en ruine s’invitent dans notre quotidien, cette entêtante sensation de retour sur un lieu connu se dissipe. Sans toutefois ne jamais disparaître.

Après trois semaines de route à travers l’Europe balkanique, il reste l’impression poétique d’un voyage géologique. Entre les couches de l’histoire comme à Sarajevo, « ville de lumière » au croisement de l’empire ottoman, de l’Autriche-Hongrie et des Nations-Unies. Mais également à travers les clivages religieux et ethniques, façonneurs fous de tant d’identités meurtrières. A l’image de Mostar, où les combats identitaires continuent dans une course effrénée aux symboles religieux.

A n’en pas douter, on revient de ce périple grandi. Grandi d’avoir vu de près la folie destructrice de quelques sanguinaires, assoiffés de promulguer la supériorité des leurs. Grandi d’avoir vu la capacité des gens à reprendre le difficile chemin de la cohabitation au-delà des clivages. Grandi finalement de pouvoir mettre un paysage, une odeur et un souvenir sur la terre de tant de nos voisins d’ici. Eux qui sont maintenant à nouveau si proches.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

mercredi 30 juin 2010

Le tunnel et le magicien

Dimanche passé, train régional entre Monthey et St-Maurice. Le petit bonhomme – quatre ans à peine – regarde par la fenêtre d’un air las, visiblement peu touché par la beauté étrange et industrielle du site chimique montheysan. Alors que le train arrive en gare de Massongex, le bambin demande à son père : « Et maintenant, on fait quoi ? » Prenant alors des airs grandiloquents, le père déclare d’un air assuré qu’il a passé commande spéciale d’un tunnel au chef du train. Les yeux fatigués du petit bonhomme s’éveillent. Le voyage reprend de son attrait et la figure du père de sa magie première et créatrice. Alors que le train s’approche du château de St-Maurice, le père mime un contact aussi direct qu’imaginaire avec le chef du train et lui recommande de ne pas oublier le tunnel pour son fils. Quelques secondes plus tard, sous l’œil émerveillé du petit, le convoi s’engouffre dans l’étroit tunnel agaunois.

Magnifique épisode de l’atmosphère si particulière du voyage en train qui, par la promiscuité qu’il impose aux voyageurs, offre d’incomparables plongées dans les destins et tragédies de chacun. Quel bel exemple de cette faculté propre aux humains de poétiser à l’envi le réel brut de coffre qui les entoure. Qu’il est admirable ce père qui, s’arrogeant des pouvoirs quasi démiurgiques, se donne le droit de redessiner à sa guise la matière de l’univers. A sa manière, et non sans rappeler le magnifique Benini dans « La vie est belle », il jette pour son fils un voile d’illusions sur le monde qui l’entoure. Ce monde qui, sans cette signification que nous lui donnons, serait comme une masse informe et dénuée de sens.

Cette exceptionnelle faculté devrait-elle s'en tenir à une réinterprétation du réel ? Loin s’en faut, car la liberté des hommes et des femmes ne connaît de limites que dans l’imagination. L’appel du père au chef de train est un premier pas sur le chemin de la liberté créatrice. Mais il est en notre pouvoir d’appeler des choses nouvelles au monde, de modifier le réel qui nous entoure en une chose plus belle et plus grande. Pour la philosophe Hannah Arendt, cette incursion de la liberté dans le réel marque la gloire de la chose politique. En créant le Nouveau, ce qui n’existait alors que dans l’ordre des possibles, l’humain se réalise de la plus haute des manières. Il rend justice à sa capacité de créateur, d’une puissance égale à la responsabilité qu’il prendra sur ses épaules.


Johan Rochel
www.chroniques.ch

jeudi 17 juin 2010

Entre interdépendances et liberté : un outil pour penser la domination

La Suisse est au cœur d’un réseau dense et complexe d’interdépendances. Dans ce contexte, il est grand temps de repenser notre concept de liberté comme exigence de lutte contre la domination.

Quel est le dénominateur commun entre le droit communautaire européen, les relations économiques avec les États-Unis et le nuage de cendre venu d’Islande ? A leur façon, tous rappellent combien la Suisse et ses citoyens évoluent dans un monde marqué par l’interdépendance. Qu’elle s’exprime sur le plan juridique, économique ou environnemental, cette interdépendance s’avère à la fois profonde, complexe et protéiforme.
Passé ce constat de base peu disputé, ce sont bien souvent les conséquences pratiques de cette interdépendance qui sont au cœur de l’attention publique et politique. Au-delà des nombreuses discussions juridiques autour du concept de souveraineté des États-nations, on mène peu souvent un débat plus profond: comment penser la liberté des États dans un environnement marqué par l’interdépendance ?

Deux concepts de liberté

Il est grand temps de faire nôtre un débat que les Anglo-Saxons mènent autour de deux concepts de la liberté. Ce travail conceptuel devrait ensuite être amené de façon convaincue sur le terrain des relations internationales. Il est porteur d’un potentiel énorme dans l’analyse des relations d’interdépendance et de leurs rapports à l’ordre juridico-politique international.
Le philosophe irlandais Philip Pettit a publié en 1997 un ouvrage intitulé « Republicanism » qui fait date en matière de philosophie politique. Pettit y différencie deux concepts de liberté dans une société libérale et démocratique. Le premier des concepts – que beaucoup considèrent comme constituant la base du libéralisme moderne – définit la liberté comme une absence d’interférence. Un acteur est considéré comme libre si rien ni personne n’interfère avec sa capacité d’entreprendre ce qu’il estime juste. Les seules interférences qui sont acceptables sont celles qui résultent d’un arrangement volontaire. Sur le plan des relations internationales, ce concept de liberté comme absence d’interférence fonde le régime propre à la paix de Wetsphalie, c’est-à-dire le régime de souveraineté quasi absolue des États nations qui sous-tend encore notre ordre international.
Ce premier concept de liberté souffre de problèmes sérieux, à la fois empiriques et normatifs. Premièrement, le modèle de non-interférence ne semble pas à même de rendre compte des interdépendances constantes et profondes où notre monde globalisé évolue. Ces interdépendances ne sont presque jamais le résultat maîtrisé d’un arrangement volontaire. Dans une large mesure, nous subissons de manière plus ou moins directe ces interactions. Deuxièmement, l’absence d’interférence ne permet pas d’assurer une garantie optimale de la liberté. Les relations de domination où évoluent les acteurs ne peuvent être conceptualisées et combattues de manière efficace.

De la nécessité de penser la domination

Pettit définit le second concept de liberté comme absence de domination. Ce second idéal que Pettit appelle « républicain » place en son cœur la protection contre les interférences arbitraires. Un acteur est dit libre si aucun des autres acteurs n’interfère ou ne menace d’interférer avec ses actions de manière arbitraire, c’est-à-dire sans être forcé de tenir compte de son point de vue et de lui donner un droit de parole. La participation au processus de décision devient une exigence essentielle.
Si un État souhaite placer une décharge nucléaire proche d’une frontière, l’idéal de liberté comme absence de domination exige que cet État prenne en compte les intérêts du voisin et lui accorde une voix dans le processus de décision. On ne lutte ainsi pas contre toutes les interférences, mais seulement contre celles qui se caractérisent par l’arbitraire et sont le poison de la liberté. La liberté définie comme non-interférence ne serait typiquement pas à même de rendre compte de cette menace : il n’y a qu’une interférence en puissance.
Sur le plan international, l’adoption de ce concept de liberté comme absence de domination appelle un programme exigeant et passionnant. A long terme, à quoi pourrait ressembler sa mise en œuvre ? Il importe de créer ou de réformer l’architecture supranationale de façon à contraindre les acteurs à tenir compte des autres intérêts et de leur donner voix au chapitre dans un processus décisionnel. Concrètement, cela signifie la création d’une plateforme institutionnelle où les acteurs, au moment d’interférer de manière conséquente avec d’autres, auront l’obligation de consulter leurs intérêts et de leur donner une voix dans ce processus. C’est ainsi qu’une interférence auparavant arbitraire se transforme en interférence acceptable, qui n’est plus liberticide.
A plus court terme, ce regard conceptuel renouvelé devrait nous permettre de mieux comprendre et d’adapter notre analyse de la souveraineté et des rapports d’interdépendance de notre monde globalisé. Les menaces d’interférences arbitraires, même si elle sont par concrètement réalisées, devraient être placées au centre de nos réflexions.

Johan Rochel

vendredi 28 mai 2010

Des visions que diable !

La politique se nourrit de visions. Penser la ville, la région, la Suisse de demain fait partie du cahier des charges de ceux qui portent la responsabilité des contours de notre vie en société. Il est pourtant un domaine qui souffre d’un manque terrible de visions: la migration. Sous la Coupole fédérale, mais également dans les cantons, les élus s’agitent, proposent, règlementent, renforcent. Activisme forcené de personnes naviguant à vue.

En matière d’asile, le retour au pays fait toujours figure de Graal. Les accords de réadmission que la Suisse tente de conclure avec ses « partenaires » dessinent l’horizon politique indépassable du système d’asile. Ce discours politique, répété comme un mantra dans tous les partis, passe sous silence la réalité de pays détruits et de conditions de vie inacceptables. A l’échelle des vingt prochaines années, nombreux sont les requérants d’asile qui ne pourront rentrer. Sans bien savoir où les ranger, sur fond de « management » migratoire, on les appelle pudiquement les personnes admises à titre provisoire.

Dans l’attente de ce renvoi aussi hypothétique qu'improbable, comment dépasser le modèle actuel ? Nous avons atteint le plancher en matière de respect des droits fondamentaux. En plus d’être inutiles, des chicaneries supplémentaires ne changeraient rien au problème de base. Poursuivre sur cette voie nous placerait (encore plus) en contradiction avec nos propres principes, inspirés de libéralisme et de tradition humanitaire.

Ce manque de visions atteint son paroxysme au sujet des sans-papiers. Sur le plan des idées, nous sommes démunis. Comment penser la situation de personnes qui, officiellement, ne sont pas là, ne vont pas à l'école, ne travaillent pas – en un mot – n’existent pas ? D’après les études les plus fiables, leur nombre oscille entre 80'000 et 180'000 en Suisse (Piguet/Losa 2002). 30'000 dans une ville comme Zürich.

Une politique d’immigration économique choisie se heurte également à des limites. Les frontières ne sont pas imperméables et aucune loi ne saura empêcher les gens d’entrer en Suisse. Sur cette voie sans issue, la prochaine étape pourrait être la construction d’un mur façon relations amicales entre les Etats-Unis et le Mexique. Belle perspective.

De l’audace intellectuelle que diable ! Regardons notre intégration européenne, cette incroyable zone de libre-circulation des personnes. Laissons-nous inspirer et innovons avec de nouveaux modèles migratoires ! Et tant pis s’ils ne sont pas directement applicables, car ils jouent un rôle bien plus important: orientez à long terme nos politiques vers une situation plus juste pour tous.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 30 avril 2010

L'heure des rondes

C’est dans l’air du temps. Les magazines féminins et masculins fourmillent d’articles passionnants et de belle valeur littéraire sur la dernière méthode pour perdre sans effort ces 250 grammes qui pourrissent un été. Nouveauté 2010, ce sont les ronds et, surtout, les rondes qui sont à l’honneur ! Des dernières productions du cinéma américain – où la dame ronde est en plus noire ! – au numéro spécial « rondes » du Fémina, ces personnes bien portantes font la une.

Mais qui sont-elles, ces fameuses rondes ? Le spectre de la ronde va de la dame normale non-anorexique (la ronde de Cosmopolitain) à la femme carrément obèse. L’emploi du terme touche à la malhonnêteté intellectuelle, tant il englobe des situations différentes et absolument incomparables.
A parcourir ces magazines dédiés aux personnes « en surpoids », on est gagné par une impression de déjà-vu. Déjà-vu, car l’on se trouve confronté à nos voisines, nos collègues, nos amis. A une différence près : ces personnes papier glacé sont toutes plus belles les unes que les autres. Nonobstant le bistouri informatique et une sélection drastique, ces photos ont au moins le mérite de rappeler que la beauté ne saurait se limiter à l’indice de masse corporelle. Elle est bien plus complexe que l’équation pseudo mathématique que veut nous vendre le discours esthétique de la mode et des médias.

Mais la problématique serait encore relativement banale si elle devait s’arrêter là. A chaque nouveau printemps, elle plongerait dans une légère déprime tous ceux qui acceptent le joug sans pitié de Monsieur et, surtout, Madame courbes parfaites. Le discours esthétique va toutefois plus loin. A grands coups de photos retouchées, il se fait scientifisant et moralisant.
En associant un discours médical sérieux avec des bagatelles, il confond code de beauté pour la plage avec problèmes de santé publique. Plus grave encore, il appelle tous les lecteurs à faire allégeance à un mode de vie fait d’assiettes minceur et de séances de fitness. Dans un mouvement fallacieux, le discours passe sans coup férir de ce qui serait (!) bon pour le corps à ce qui est bon moralement.
Dans cette veine inquiétante, le discours des magazines fait l’apologie de la volonté : celui qui veut peut. La négative de cette belle école de diète saute aux yeux : celui qui reste gros manque de volonté. Le terrain est ainsi préparé pour une séance de piloris en bonne et due forme : les gros sont de mauvaises personnes. Dit dans l’air du temps, les rondes et les ronds devraient se donner plus de peine.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 19 avril 2010

Vous verrez: à force de répéter...

Comme j’ai tenté de le montrer dans la dernière chronique, les démocraties avancées entretiennent un rapport ambigu aux droits de l’homme. Ils semblent n’être d’actualité que pour l’étranger (comprenez les pays pauvres et/ou autoritaires) ou pour les étrangers (comprenez les émigrants). Pour la Suisse, cette ambiguïté confine presque à un drame identitaire. Car pour bien des concitoyens, la Suisse incarne les droits de l’homme: elle se définit par et pour eux. Ainsi va la vieille rengaine officielle. Vu que l’heure est aux explications historiques – voyez la figure paternelle de feu le Général – cette mythologie des droits de l’homme mérite également son éclairage critique.

La Deuxième guerre mondiale fut un choc pour l’ensemble de la communauté internationale. Sans tarder, elle prit des dispositions afin d’empêcher de futures exactions. Les Nations-Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais également les préludes de l’Union Européenne (la Communauté du charbon et de l’acier) et la Convention européenne des droits de l’homme voient le jour dans l’immédiat après-guerre. A l’inverse de la communauté internationale, la Suisse de l’après-guerre n’agit pas sur le mode de la rupture, mais bien sur celui de la continuité. Sous l’influence du mythe constitutif du « Sonderfall », elle observe ces développements internationaux avec suspicion - pour ne pas dire rejet.

Les débats parlementaires sans fin sur l’opportunité d’adhérer au Conseil de l’Europe et de ratifier la Convention européenne des droits de l’homme font ressortir à merveille les idéaux constitutifs de la Suisse moderne : souveraineté et neutralité absolues. L’étude publiée par Jon Fanzun en 2005 – intitulée « Les frontières de la solidarité » - en apporte les preuves: la Suisse comme pays des droits de l’homme est un mantra, une rengaine répétée à l’envi dans le discours public. Dans ses engagements internationaux, la Suisse n’a jamais été cet élève modèle des droits de l’homme. Et cela contraste avec son engagement en faveur du respect du droit humanitaire, où elle marche depuis un siècle et demi sur les traces d’Henry Dunant.
Nouvelle réjouissante, depuis une vingtaine d’années, la Suisse tente de rattraper son retard. Elle retombe toutefois sur les tensions persistantes qu’elle ne veut (ou ne peut) résoudre : son rapport à la démocratie directe et sa conception surannée de la souveraineté absolue, ainsi que le rapport conflictuel entre neutralité et solidarité internationale. L’urgence à résoudre de manière durable ces tensions s’impose dans le débat politique. A l’ouvrage !

Johan Rochel
www.chroniques.ch

jeudi 8 avril 2010

Des droits pour qui ?

Les droits de l’homme sont pris dans une étrange dynamique. Sur le plan international, le respect des droits de l’homme tend à s’imposer comme un étalon de légitimité. Le cahier des charges est vaste, les défis immenses, les dangers omniprésents. Mais la cause progresse : les Etats voyous, les criminels de guerre et les entreprises peu scrupuleuses sont voués aux gémonies – et parfois condamnés ! - à l’aune des droits qu’ils violent au jour le jour.

Sur la scène nationale, osons parler d’un sérieux déficit en terme d’image. Déficit de sensibilisation tout d’abord, tant la question même des droits de l’homme semble avoir été réglée avec succès dans nos contrées. Cette perception tronquée reflète en grande partie des lacunes immenses en matière d’éducation aux droits de l’homme. Pensez au parcours standard d’un écolier suisse : les futurs citoyens ont-ils une seule fois l’occasion d’appréhender cette matière ?

Ce problème de sensibilisation est également à mettre en lien avec notre perception des droits de l’homme. Pour donner dans les clichés, on parlera d’une violation de droits de l’homme seulement dans le cas banal du demandeur d’asile débouté, criminel, musulman et abuseur de l’aide sociale (cela va de pair). On peut pointer du doigt, à raison, l’éducation déficiente et un discours public facilement enclin à thématiser les droits humains dans des cas très précis.

L’explication est toutefois un peu courte. Une certaine frange politique entretient ce profond scepticisme. De manière ouverte et de plus en plus systématique, cette frange joue avec les limites des droits de l’homme tels qu’ils sont ancrés dans notre Constitution et dans les traités internationaux fondamentaux. Dernière trouvaille en date : les droits de l’homme seraient contraires à notre démocratie !

Contre cette vague réactionnaire, il faut rappeler sans relâche quelques fondamentaux. Les droits de l’homme, même dans un pays comme la Suisse, importent pour tous. Ils protègent contre les dérives de l’Etat et de son appareil administratif et garantissent l’accès à des services et prestations de base. La cour de Strasbourg est un acquis inestimable : chaque citoyen du Conseil de l’Europe peut y faire valoir ses droits et attaquer en justice son propre Etat devant des juges internationaux ! Et à tous ceux qui dénoncent des juges « étrangers », rappelons que les citoyens ont démocratiquement ratifié la Convention européenne des droits de l’homme et que nous sommes le seul pays à posséder deux juges à la Cour.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 19 mars 2010

Adieu saucisse, steak et cochonnailles

Reprenant la bonne formule de Jean de la Fontaine, il n’y a qu’un pas à faire pour prophétiser la fin prochaine de la viande dans nos assiettes. Demain appartiendra aux végétariens !

Vous êtes sceptiques ? Tous les amateurs de bonne chaire (dont votre serviteur) le sont encore plus ou moins. Néanmoins, un exercice de futurologie appliquée devrait permettre de montrer que les lendemains des mangeurs de viande ne s’annoncent pas tendres. Trois mouvements de fond semblent converger vers un nouveau mode de consommation.

Premièrement, les végétariens font valoir de bons arguments éthiques depuis maintenant près de 30 ans. Popularisée par le philosophe Peter Singer dans son livre « La révolution animale » (1975), cette mouvance souligne le caractère « spéciste » de notre rapport aux animaux. Cette approche est dénoncée par Singer et ses acolytes : le simple fait que les hommes soient d’une autre espèce ne les autorise pas à exercer un pouvoir sans limite sur les animaux. Il ne s’agit pas de considérer hommes et animaux comme étant égaux, mais comme méritant tout deux le respect et l’attention que l’on devrait porter aux êtres sentants (capables de ressentir douleurs et plaisirs). Cette argumentation ne convainc pas tout son monde, mais elle n’en est pas moins solide et bien ancrée dans nos intuitions morales. Selon les formules, elle débouche sur une interdiction de traiter les animaux comme nos simples serviteurs, de les tuer ou de les faire souffrir.

Cette ligne « philosophique » reçoit depuis peu l’aide inattendue de certains mouvements verts. La production de viande serait un désastre écologique, tant du point de vue de ses conséquences (élevage intensif et épidémies) que de ses coûts écologiques. Si les arguments manquent encore de rigueur, on perçoit déjà la force d’une telle approche. Elle s’inscrit à merveille dans une mouvance naturaliste (la nature comme équilibre que l’homme menace), où notre mode de vie doit être fondamentalement repensé en cohésion avec le vivant.

Ces deux tendances de fond sont appuyées par des « modes ». Même s’il est moins persistant que les approches éthiques et écologistes, le mouvement « lifestyle » végétarien fait beaucoup plus parler de lui. En plus d’être tendance, un resto végétarien est aujourd’hui synonyme de vie équilibrée et saine.
Les amateurs de steak saignant rigolent peut-être de ces arguments. Gageons qu’ils feraient mieux de préparer une meilleure riposte que l’argument « Depuis toujours l’homme est chasseur ». Les éleveurs de canard, de grenouilles ou d’animaux à fourrure nous montrent que la bataille n’est pas gagnée d’avance.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

jeudi 4 mars 2010

Le contrat du siècle: la Suisse et les moutons noirs

Session parlementaire oblige, on reparlera sous peu de l’initiative « Pour le renvoi des étrangers criminels ». La fameuse proposition « Moutons noirs » se trouve dans une situation volontiers paradoxale. Une majorité des acteurs politiques s’entendent pour soutenir son principe de base (l’étranger commettant un crime grave doit être renvoyé), tandis qu’une vaste coalition de cette même majorité s’est formée pour combattre le texte de l’UDC au nom de principes supérieurs.

Pour comprendre la force sans pareille de cette initiative, il est nécessaire de revenir à l’idée de base du projet : un contrat social passé entre un pays souverain (la Suisse) et des étrangers souhaitant y séjourner et y vivre. En l’acceptant, l’étranger marque sa volonté de respecter les valeurs fondamentales de l’ordre juridique, politique et sociétal suisse. De son côté, la Suisse affiche sa volonté d’accueillir le mieux possible cette personne, en respectant tout particulièrement la garantie de non-discrimination.

Même si l’argument de base de type contrat social s’avère extrêmement puissant, il n’en demeure pas moins que nous assistons à une « absolutisation » de l’idée du contrat Suisse-étrangers. Le lien entre les deux parties du contrat est en quelques sortes « sacralisé », au point qu’il prime sur toute autre considération.
Et c’est exactement là que le bât blesse. L’argument du contrat social ne peut, n’en déplaise à l’UDC, faire fi des garanties et principes fondamentaux de notre Etat de droit. A ce titre, il faut sans nul doute compter le principe de proportionnalité, qui exige que chaque cas soit traité de manière individuelle, c’est-à-dire en prenant en compte toutes les informations pertinentes. Vu qu’elle demande l’automaticité des expulsions, l’initiative « Moutons noirs » entre en contradiction insurmontable avec ce principe.

De plus, le contrat social entre la Suisse et ses étrangers ne peut se concevoir dans une sorte de vide institutionnel. La Suisse, en tant que pays souverain, est partie prenante au concert des nations et s’engage à ce titre à respecter certains principes fondamentaux de l’ordre juridique international. Le principe de non-refoulement et l’interdiction de livrer des personnes à des Etats où il risque la torture ou d’autres traitement inhumains forment les conditions-cadres de ce que la Suisse peut entreprendre. A ce double titre, l’initiative « Moutons noirs » pèche gravement par l’absolutisation du contrat social : il faut la repousser vigoureusement.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 19 février 2010

Lettre ouverte à un jeune retraité

Le grand cap ! Depuis janvier, te voici à la retraite, après plus de quarante ans au service de l’industrie chimique montheysanne. A l’autre bout de la chaîne, à l’orée de ma vie professionnelle, j’observe ce parcours de vie avec un brin de nostalgie. Ma génération ne travaillera plus sa vie durant au même endroit, au service d’une entreprise à laquelle on cherche à s’identifier. Les nouveaux mots d’ordre de mobilité et de flexibilité ont pris le pas sur un parcours où primaient la continuité et la régularité. Le site chimique s’est fait le reflet de cette évolution. Bientôt au mur, des clichés couleur sépia.

Faut-il pour autant verser une larme et faire le vœu d'un retour au bon vieux temps ? Je n’aime guère cette triste rengaine. Mais à quoi bon le nier ? C’est un modèle qui passe, ouvrant vers un avenir encore incertain, dont on ne sait s’il amènera des temps aussi dorés que ceux de ta génération. Comme tous les bouleversements d’un ordre établi , il ne manque de provoquer ce petit pincement au cœur si caractéristique.

Passé les souhaits de bonheur et les plaisanteries entendus, la retraite, toute de potentialités, a quelque chose d’effrayant. L’angoisse d’une nouvelle page. Mais celle-ci ne serait pas tout à fait blanche, tant l’ambiance générale semble être aux retraités hyperactifs : sportifs confirmés, bricoleurs assidus, généreux mécènes de leur temps pour la collectivité et grands-parents attendris devant la génération montante pour les quelques heures restantes. Volontiers à rebours d’une société qui se nourrit de projets incessants et de projections vers l’avenir, tu aspires pour l’heure à te reposer et à mettre un peu d’ordre dans tes pénates comme dans ta tête.

J’ai souhaité marquer ce passage à la retraite en t’offrant un livre. Et quoi de mieux que l’ouvrage « La vie est belle » du stoïcien Sénèque ? Lui qui urge les hommes, sans cesse affairés dans de multiples et futiles activités, de retrouver la voie d’un loisir authentique. Un temps fait d’ouverture et de disponibilité à la sagesse véritable, loin des efforts de quantification et de maximisation d’une vie qui passe inexorablement. « Le premier indice d’une âme bien équilibrée est, selon moi, de savoir se fixer et séjourner avec soi » écrit Sénèque dans ses « Lettres à Lucilius ». Une approche que tu sembles avoir fait tienne. Prometteur.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

jeudi 4 février 2010

Drôles de libéraux-radicaux

Descendue du ciel de la Berne fédérale, la fameuse analyse Vox est venue éclairer les esprits sur le « pourquoi » de l’adoption du texte anti-minaret. Les résultats furent traités avec une diligence presque suspecte. Beaucoup s’attendaient à des platitudes et ils ne furent pas déçus. Les femmes de gauche furent pardonnées, le clivage gauche-droite bétonné et l’institut GFS de Claude Longchamp crucifié. L’homme au nœud papillon a beau se démener, même les sacro-saintes analyses Vox n’échappent pas à quelques critiques méthodologiques sérieuses.
Mais le fait le plus surprenant est ailleurs : 60% des personnes se disant d’obédience libérale-radicale ont glissé un oui dans l’urne. On peut contester les détails, mais la tendance générale est claire. C’est notamment plus que les PDC, dont on redoutait pourtant le vote quasi identitaire autour de la place de la religion dans la cité.
La question peut paraître abrupte, elle n’en est pas moins essentielle : est-il compatible de se réclamer du libéralisme des Radicaux tout en soutenant une initiative comme celle de l’UDC ? Le fait que le parti libéral-radical ait opéré, lentement mais néanmoins sûrement, un glissement vers la droite peut être discuté, soupesé et certainement regretté. La question qui se pose dans le contexte des minarets est toutefois plus fondamentale : la ligne rouge n’a-t-elle pas été franchie par tous ces « Libéraux-Radicaux » ayant choisi la discrimination et le populisme des peurs plutôt qu’un discours raisonné et imprégné des valeurs du libéralisme politique ?
De manière fondamentale, le libéralisme politique se caractérise par une position que l’on dira « positive » vis-à-vis de l’Autre. A défaut de pouvoir montrer qu’une personne représente un danger pour la communauté, cette personne doit être traitée avec égards. Outre son caractère ouvert sur le monde et sur la différence de l’Autre, cette individualisation a pour effet immédiat de rendre illégitime toute discrimination envers un groupe de personnes.
Ce postulat appelle également une politique marquée par la responsabilité et le bon sens. Les décisions se prennent sur une base concertée, à l’aune d’arguments rationnels et bien établis. Il s’agit là de principes fondamentaux et non négociables pour quiconque souhaite s’inscrire dans l’histoire intellectuelle du libéralisme politique. Pour les autres, un changement radical s’impose certainement.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 25 janvier 2010

La parabole d’Augustin: conte moral des temps modernes

Augustin est un citoyen heureux. Après une vie de labeur, il a décidé d’investir toutes ses économies dans une Bugatti de collection. Après cet achat, il vivra chichement. Mais que lui importe, une belle retraite s’annonce !
Alors qu’il s’arrête devant une voie de chemin de fer, Augustin se retrouve frappé par le sort. Il aperçoit un enfant inconnu dont le pied est coincé entre les rails. Alors qu’une locomotive pointe à l’horizon, Augustin doit agir vite : s’il précipite sa précieuse Bugatti sur les voies, il pourra sauver l’enfant en faisant dérailler la locomotive. S’il ne fait rien, l’enfant mourra. Que faire ?

Il y a fort à parier que la majorité d’entre vous, chers lecteurs, choisiraient de précipiter la Bugatti sur les voies. L’intérêt de la parabole d’Augustin, aussi exceptionnelle que puisse paraître son histoire, est en fait d‘interroger nos choix moraux quotidiens. Car en transformant quelques traits de l’histoire, la situation d’Augustin est clairement la nôtre. Les causes de la terrible mortalité enfantine sont connues et des efforts simples et ciblés pourraient déplacer des montagnes (eau potable, malnutrition, accès à des vaccins). A notre manière, via un simple don, nous pouvons mettre notre Bugatti sur les voies (notre «luxe») et sauver des vies.
Nombre d’entre vous tenteront de refuser cette conclusion en invoquant principalement trois arguments.
Premièrement, l’efficacité des dons peut être remise en cause. Je concède volontiers pertes et gaspillages. Cela n’empêche pas qu’une aide substantielle pourrait être délivrée avec la somme restante. De plus, l’incertitude quant aux résultats ne nous libère pas du devoir moral d’entreprendre une action sous-optimale. En admettant que le sacrifice de la Bugatti ne parvienne pas à tous les coups à sauver l’enfant, Augustin serait-il libéré de son devoir de tenter le coup ?
Deuxièmement, il est clair que les dons – tout comme le sacrifice d’Augustin – ne permettent pas de résoudre tous les problèmes. En ce sens, ils sont à concevoir en parallèle d’autres actions agissant sur les structures qui conditionnent une pauvreté endémique (par ex. lutte contre la corruption).
Troisièmement, l’histoire d’Augustin semble exiger de nous une sorte de perfection morale : tant que des enfants meurent sans raison, nous devons agir, quitte à ne garder que le minimum pour vivre décemment. Il n’est toutefois pas besoin de pousser l’argument jusqu’à ses extrêmes. Nous sommes tous dans la situation d’Augustin et, à défaut d’une Bugatti, nous avons tous les moyens de donner une part négligeable de notre fortune. Qu’attendons-nous ?

Pour réagir, www.chroniques.ch
Johan Rochel

vendredi 15 janvier 2010

Lettre ouverte à mon ami croyant

Il y a peu, attablés au café, nous discutions des inquiétantes affiches grand-format de l’Agence pour Christ. Nous dissertions de cet étrange prosélytisme fait de citations bibliques et de paternalisme patenté. Au rythme si particulier d’une dispute menée par deux amis, la conversation prit une nouvelle tournure. Tu défendais l’idée qu’il était plus difficile d’être croyant que de mener une vie sans Dieu. Je n’étais pas d’accord, mais je crois maintenant comprendre ce que tu voulais dire.

En effet, certains évènements éclairent le Très-Haut d’une lumière si suspicieuse que la foi en devient difficile. Je t’accorde que croire en un Dieu bienveillant et omnipotent dans le monde qui nous entoure n’est pas aisé. Le dogme du péché originel ne répond pas à tous les doutes que fait surgir un tremblement monstrueux détruisant en une seconde des milliers de vies humaines, parmi elles beaucoup d’enfants innocents. L’illustre histoire de Job suffit-elle à calmer des doutes si profonds ?
Tu étais prêt à l’accepter : la foi semble exiger de placer sa confiance dans un Dieu lointain et absent. Quitte à mettre la raison en berne et à réaliser ce saut vers l’incroyable, là où bienveillance et béatitude attendent les hommes de bonne volonté.

Nous recommandions des cafés et je n’étais toujours pas d’accord. Rédemption, vie éternelle et promesses de bonheur pour l’autre monde : ces réponses divines ressemblaient étrangement aux réponses trop humaines que l’on donnerait à des questions trop humaines. Plus que jamais décidé à me méfier des invitations où la raison n’a pas sa place, je te dessinais un monde sans fard et sans promesses douteuses, soient-elles divines. Je t’esquissais une action humaine qui rappelait la tâche infinie d’un Sisyphe qu’il fallait imaginer heureux. Lui pousse sans relâche son rocher. Et si nous, nous étions condamnés à tenter de donner du sens à un monde profondément absurde ?

Les gens virevoltaient à travers le café et les bribes de conversation des tables voisines formaient pour nous un agréable cocon. Pour moi pas de doute, il est plus ardu de vivre sans Dieu. Face au deuil d’une personne aimée, à la mort injuste de milliers d’innocents et l’abîme de notre propre plongée dans le néant, il ne reste que l’absurde, indépassable. La tâche n’est pas facile, mais quelle belle aventure à la hauteur d’hommes libres.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

mercredi 6 janvier 2010

Lire Mandela à Téhéran

800 pages d’un concentré de vie à lire d’une traite pour entamer 2010. Du jeune étudiant noir faisant face aux injustices de l’Apartheid au dirigeant élu lors des premières élections démocratiques d’Afrique du Sud, la vie de Nelson Mandela est synonyme d’un des plus grands combats de libération du 20e siècle. Intitulée sobrement « Un long chemin vers la liberté », son autobiographie retrace le parcours incroyable de l’homme, éclairant d’un jour nouveau le mythe Mandela. Sur fond de tempête historique, on découvre alors l’autoportrait sans complaisance d’un politicien tiraillé, d’un prisonnier politique enfermé durant presque 30 ans et d’un père de famille négligeant.

Outre l’évocation particulièrement prenante d’une époque si différente et si proche à la fois, les réflexions de Mandela sur la lutte contre un Etat profondément injuste résonnent dans l’actualité. Alors que la théocratie iranienne tente d’écraser le vert de l’espérance, un coup d’œil vers Téhéran suffira à s’en convaincre.

Selon ses propres dires, Mandela fut un non-violent convaincu. A travers le Congrès national africain, il organisa quantités de manifestations non-violentes : grèves diverses, résistance passive, campagne de non-respect de certaines lois. Mandela ne fut toutefois pas un non-violent au sens de Gandhi ou de Luther King, qui prônaient la non-violence comme principe fondamental et indépassable de l’action politique. Pour Mandela, la non-violence ne fut qu’une stratégie au service de l’élimination de l’Apartheid.

Au regard des évènements iraniens, la pensée de Mandela est particulièrement féconde. Selon lui, c’est le régime en place qui dicte les conditions de lutte de l’opposition. Si le régime écrase sans pitié des manifestations non-violentes et tente d’interdire toute expression populaire, la non-violence disparaît des options viables du simple fait de son impossibilité pratique.

Durant plusieurs décennies, le régime sud-africain étouffa toutes tentatives d’émancipation non-violente, en recourant aux assignations à domicile puis aux emprisonnements arbitraires des leaders noirs et à une interdiction de réunion publique de plus de deux personnes. Par là-même, il condamna de facto les stratégies non-violentes, poussant l’opposition vers la lutte armée et violente. A observer de loin les évènements de Téhéran, on se prend à voir l’application parfaite des thèses de Mandela. Plus que jamais, c’est le régime des ayatollahs qui dicte les conditions de l’opposition, en rendant impossible toute manifestation pacifiste et en bloquant tout processus de changement sociétal.


Johan Rochel

www.chroniques.ch