vendredi 10 février 2012

Sur le pouvoir des mots


L’actualité nous rappelle que le pouvoir s’exerce de bien des manières : à l’arme lourde façon el-Assad, autoritaire façon Poutine ou plus sournois façon républicains américains et leurs appels à l’Amérique des Pères fondateurs. A la fois plus présent dans nos démocraties et parfois tout aussi efficace, il est aussi un pouvoir qui s’exerce sur les mots, les concepts, les idées. Bref, sur la façon dont nous percevons le monde qui nous entoure. 

Ce pouvoir, c'est d’une part la capacité d’inventer de nouveaux concepts pour décrire de nouvelles réalités. Alors que notre vocabulaire tente tant bien que mal de s’adapter à des bouleversements permanents (surtout technologiques), les concepts capables de transcrire ces nouvelles réalités sont parfois promis à une carrière éclair. Ainsi du « googling », « liké » et autres néologismes venu du grand tout numérique.  De manière plus décisive, il s’agit d'autre part de chercher par la création de nouveaux concepts à redessiner la réalité qui nous entoure. Cet aspect est plus déterminant car il ne vise ni plus ni moins qu’à transformer notre rapport au monde. Les contours de la réalité changent, le rapport entre les choses est transformé, les contextes de références se modifient.

Parmi une infinité d’exemples possibles, j’ai retenu trois concepts qui ont, chacun à leur façon, changé profondément notre regard sur le monde. Le premier, forgé par le Dalai-Lama, a bouleversé le regard international porté sur le Tibet. En transformant les persécutions ethniques en un « génocide culturel », il est parvenu à propulser les exactions dans une autre dimension – elles sont placées dans le champ lexical et historique des pires catastrophes de l’histoire humaine. Le second exemple, apparu dans les années 90, marque encore aujourd’hui de son empreinte notre rapport à l’immigration : le fameux « réfugié économique ». Les effets sont là plus ambivalents. Le nouveau concept a certes souligné la nécessité de trouver refuge pour des personnes pas forcément persécutées, mais vivant parfois dans une misère sordide. Mais il a également conduit à un climat de suspicion permanente, ouvrant la porte à la très pratiquée chasse au « véritable » réfugié. Le troisième exemple est puisé dans la politique suisse. Il s’agit du concept de « neutralité active » forgé par Micheline Calmy-Rey. A travers ce concept apparaît la dimension politique du pouvoir des mots. En effet, Didier Burkhalter hérite de ce concept-clef omniprésent : le nouveau chef doit-il chercher à le reformer – c.-à-d. structurer différemment le rapport de la Suisse au monde – ou le conserver ? 

Chacun à leur manière, ces trois exemples ont profondément redessiné le contour de la réalité et notre rapport au monde. Dès le moment de leur apparition, ces concepts ont durablement modifié la réalité - car celle-ci ne se donne à nous que par l'intermédiaire des concepts que nous avons pour la percevoir. Le pouvoir politique de ceux qui forgent ces nouveaux concepts parle de lui-même et met les citoyens que nous sommes au défi d’une vigilance permanente. Si notre perception de la réalité passe toujours par l’usage de concepts, nous avons les moyens de les interroger, de les déconstruire et de dénoncer un outil de pouvoir parfois mal intentionné.

Johan Rochel
www.chroniques.ch