lundi 25 janvier 2010

La parabole d’Augustin: conte moral des temps modernes

Augustin est un citoyen heureux. Après une vie de labeur, il a décidé d’investir toutes ses économies dans une Bugatti de collection. Après cet achat, il vivra chichement. Mais que lui importe, une belle retraite s’annonce !
Alors qu’il s’arrête devant une voie de chemin de fer, Augustin se retrouve frappé par le sort. Il aperçoit un enfant inconnu dont le pied est coincé entre les rails. Alors qu’une locomotive pointe à l’horizon, Augustin doit agir vite : s’il précipite sa précieuse Bugatti sur les voies, il pourra sauver l’enfant en faisant dérailler la locomotive. S’il ne fait rien, l’enfant mourra. Que faire ?

Il y a fort à parier que la majorité d’entre vous, chers lecteurs, choisiraient de précipiter la Bugatti sur les voies. L’intérêt de la parabole d’Augustin, aussi exceptionnelle que puisse paraître son histoire, est en fait d‘interroger nos choix moraux quotidiens. Car en transformant quelques traits de l’histoire, la situation d’Augustin est clairement la nôtre. Les causes de la terrible mortalité enfantine sont connues et des efforts simples et ciblés pourraient déplacer des montagnes (eau potable, malnutrition, accès à des vaccins). A notre manière, via un simple don, nous pouvons mettre notre Bugatti sur les voies (notre «luxe») et sauver des vies.
Nombre d’entre vous tenteront de refuser cette conclusion en invoquant principalement trois arguments.
Premièrement, l’efficacité des dons peut être remise en cause. Je concède volontiers pertes et gaspillages. Cela n’empêche pas qu’une aide substantielle pourrait être délivrée avec la somme restante. De plus, l’incertitude quant aux résultats ne nous libère pas du devoir moral d’entreprendre une action sous-optimale. En admettant que le sacrifice de la Bugatti ne parvienne pas à tous les coups à sauver l’enfant, Augustin serait-il libéré de son devoir de tenter le coup ?
Deuxièmement, il est clair que les dons – tout comme le sacrifice d’Augustin – ne permettent pas de résoudre tous les problèmes. En ce sens, ils sont à concevoir en parallèle d’autres actions agissant sur les structures qui conditionnent une pauvreté endémique (par ex. lutte contre la corruption).
Troisièmement, l’histoire d’Augustin semble exiger de nous une sorte de perfection morale : tant que des enfants meurent sans raison, nous devons agir, quitte à ne garder que le minimum pour vivre décemment. Il n’est toutefois pas besoin de pousser l’argument jusqu’à ses extrêmes. Nous sommes tous dans la situation d’Augustin et, à défaut d’une Bugatti, nous avons tous les moyens de donner une part négligeable de notre fortune. Qu’attendons-nous ?

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Johan Rochel

vendredi 15 janvier 2010

Lettre ouverte à mon ami croyant

Il y a peu, attablés au café, nous discutions des inquiétantes affiches grand-format de l’Agence pour Christ. Nous dissertions de cet étrange prosélytisme fait de citations bibliques et de paternalisme patenté. Au rythme si particulier d’une dispute menée par deux amis, la conversation prit une nouvelle tournure. Tu défendais l’idée qu’il était plus difficile d’être croyant que de mener une vie sans Dieu. Je n’étais pas d’accord, mais je crois maintenant comprendre ce que tu voulais dire.

En effet, certains évènements éclairent le Très-Haut d’une lumière si suspicieuse que la foi en devient difficile. Je t’accorde que croire en un Dieu bienveillant et omnipotent dans le monde qui nous entoure n’est pas aisé. Le dogme du péché originel ne répond pas à tous les doutes que fait surgir un tremblement monstrueux détruisant en une seconde des milliers de vies humaines, parmi elles beaucoup d’enfants innocents. L’illustre histoire de Job suffit-elle à calmer des doutes si profonds ?
Tu étais prêt à l’accepter : la foi semble exiger de placer sa confiance dans un Dieu lointain et absent. Quitte à mettre la raison en berne et à réaliser ce saut vers l’incroyable, là où bienveillance et béatitude attendent les hommes de bonne volonté.

Nous recommandions des cafés et je n’étais toujours pas d’accord. Rédemption, vie éternelle et promesses de bonheur pour l’autre monde : ces réponses divines ressemblaient étrangement aux réponses trop humaines que l’on donnerait à des questions trop humaines. Plus que jamais décidé à me méfier des invitations où la raison n’a pas sa place, je te dessinais un monde sans fard et sans promesses douteuses, soient-elles divines. Je t’esquissais une action humaine qui rappelait la tâche infinie d’un Sisyphe qu’il fallait imaginer heureux. Lui pousse sans relâche son rocher. Et si nous, nous étions condamnés à tenter de donner du sens à un monde profondément absurde ?

Les gens virevoltaient à travers le café et les bribes de conversation des tables voisines formaient pour nous un agréable cocon. Pour moi pas de doute, il est plus ardu de vivre sans Dieu. Face au deuil d’une personne aimée, à la mort injuste de milliers d’innocents et l’abîme de notre propre plongée dans le néant, il ne reste que l’absurde, indépassable. La tâche n’est pas facile, mais quelle belle aventure à la hauteur d’hommes libres.

Johan Rochel
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mercredi 6 janvier 2010

Lire Mandela à Téhéran

800 pages d’un concentré de vie à lire d’une traite pour entamer 2010. Du jeune étudiant noir faisant face aux injustices de l’Apartheid au dirigeant élu lors des premières élections démocratiques d’Afrique du Sud, la vie de Nelson Mandela est synonyme d’un des plus grands combats de libération du 20e siècle. Intitulée sobrement « Un long chemin vers la liberté », son autobiographie retrace le parcours incroyable de l’homme, éclairant d’un jour nouveau le mythe Mandela. Sur fond de tempête historique, on découvre alors l’autoportrait sans complaisance d’un politicien tiraillé, d’un prisonnier politique enfermé durant presque 30 ans et d’un père de famille négligeant.

Outre l’évocation particulièrement prenante d’une époque si différente et si proche à la fois, les réflexions de Mandela sur la lutte contre un Etat profondément injuste résonnent dans l’actualité. Alors que la théocratie iranienne tente d’écraser le vert de l’espérance, un coup d’œil vers Téhéran suffira à s’en convaincre.

Selon ses propres dires, Mandela fut un non-violent convaincu. A travers le Congrès national africain, il organisa quantités de manifestations non-violentes : grèves diverses, résistance passive, campagne de non-respect de certaines lois. Mandela ne fut toutefois pas un non-violent au sens de Gandhi ou de Luther King, qui prônaient la non-violence comme principe fondamental et indépassable de l’action politique. Pour Mandela, la non-violence ne fut qu’une stratégie au service de l’élimination de l’Apartheid.

Au regard des évènements iraniens, la pensée de Mandela est particulièrement féconde. Selon lui, c’est le régime en place qui dicte les conditions de lutte de l’opposition. Si le régime écrase sans pitié des manifestations non-violentes et tente d’interdire toute expression populaire, la non-violence disparaît des options viables du simple fait de son impossibilité pratique.

Durant plusieurs décennies, le régime sud-africain étouffa toutes tentatives d’émancipation non-violente, en recourant aux assignations à domicile puis aux emprisonnements arbitraires des leaders noirs et à une interdiction de réunion publique de plus de deux personnes. Par là-même, il condamna de facto les stratégies non-violentes, poussant l’opposition vers la lutte armée et violente. A observer de loin les évènements de Téhéran, on se prend à voir l’application parfaite des thèses de Mandela. Plus que jamais, c’est le régime des ayatollahs qui dicte les conditions de l’opposition, en rendant impossible toute manifestation pacifiste et en bloquant tout processus de changement sociétal.


Johan Rochel

www.chroniques.ch