mardi 24 juin 2008

Lettre ouverte aux 103’00 signataires de l’initiative anti-minarets,

Votre nationalité suisse vous a donné la possibilité d’exercer votre droit populaire, en apposant une signature en faveur de l’initiative « anti-minarets », lancée conjointement par l’UDF et l’UDC.
Il y a peu, plus de 100'000 de vos signatures ont ainsi été déposées à la chancellerie fédérale, permettant à l’initiative de se présenter devant le jugement populaire des urnes. Reste encore à passer l’étape du Parlement, qui peut déclarer l’initiative impropre à la votation. En discriminant de manière éhontée un groupe religieux – fort de plus de 300'000 personnes en Suisse – vous pourriez amener la Suisse à ne pas respecter ses engagements les plus basiques du droit international et, de ce fait, à violer la Convention européenne des droits de l’homme et sa clause de non-discrimination. Vous n’en avez visiblement cure, car vous proclamez que la Suisse reste souveraine face aux bureaucrates de Bruxelles ou des Nations-Unies. En plus de mettre la Suisse en position risquée dans le concert des nations, vous oubliez que c’est la volonté populaire qui a choisi de ratifier la Convention. Et, comble de l’ironie, peut-être vous-mêmes !
Comment en est-on arrivé si loin ? Pourquoi avez-vous signé cette initiative qui sent le repli sur soi et flirte avec une islamophobie à peine dissimulée ? J’en veux à votre geste et me permets de vous adresser quelques questions. Avez-vous cherché à en savoir plus sur l’islam, autrement que via les propos grotesques de l’initiative et de ses partisans ? Avez-vous par exemple consulté le site du Groupe de recherche sur l’Islam en Suisse (www.gris.info), véritable mine d’informations sur les communautés musulmanes de notre pays ? Avez-vous de bonne foi cherché à éviter le piège d’un dangereux discours, fait d’amalgames et d’idées reçues ?
Peut-être avez-vous souhaité faire passer un message politique ? Montrer par votre signature que vous craigniez certaines évolutions, où semblent parfois être sacrifiées les limites entre Etat et religion, nos libertés d’expression. Sur ce point, je n’en veux pas à vos idées, car le débat de fond est toujours profitable à une démocratie vivante. J’en veux à la façon dont vous avez choisi d’exprimer vos doutes et vos opinions. Comment encourager une communauté à s’intégrer et à adopter nos valeurs en lui interdisant sans autre forme de procès une construction à caractère religieux ? Comment ne pas sentir la discrimination en comparaison d’une synagogue ou d’un temple bouddhiste ?
Renseignez-vous, passez voir les quatre seules mosquées de Suisse avec un minaret, interrogez-vous sur les raisons qui vous ont poussés à signer cette initiative. J’ai l’intime conviction que beaucoup d’entre vous pourraient être amenés à regretter leur geste. C’est en ce sens que je vous adresse mes salutations pleines d’espoir d’un changement futur,

Johan Rochel

www.chroniques.ch

vendredi 13 juin 2008

Naître ou devenir femme ?

Les anniversaires laissent parfois un goût amer. En début d’année, on fêtait à grands frais le centenaire de la naissance de Simone de Beauvoir : un mois de documentaires, témoignages et rééditions diverses. Le devoir de souvenir a souvent pris le pas sur l’analyse et l’actualité de la question féministe.
Car de Beauvoir, dans son ouvrage Le deuxième sexe (1949), a posé une question que l’on serait bien inspiré de remettre régulièrement au goût du jour : une femme naît-elle femme ou le devient-elle ? Sous ses allures simplistes, la formule paraît stupide. Une petite fille naît, elle sera femme. Affaire classée.
L’interrogation fondamentale qu’adressait de Beauvoir à la société dans laquelle elle vivait était en fait celle du libre destin d’une femme. Une jeune fille a-t-elle la liberté de choisir ce que sera sa vie ? Il ne s’agit pas de déterminer si elle sera femme au foyer, carriériste décidée ou habile funambule entre les deux, mais plutôt si elle aura la possibilité d’user de son libre arbitre. La pression sociale l’enferme-t-elle dans un carcan, fût-il doré ? C’est à l’aune de la réponse à cette question que l’on mesurera l’émancipation féminine et l’éventuelle nécessité d’une revendication.
Formellement, toutes les portes ont été ouvertes à la gente féminine. Seules des barrières « sociales », fruits de la tradition et de vieilles structures centrées sur le masculin, empêchent encore les femmes d’accéder à tous leurs désirs. Mais ces barrières sont tenaces, et l’expression du plafond de verre convient à merveille : solide et invisible.
Comment aller de l’avant ? Peut-on se résoudre à l’attente, en se disant que les mentalités finiront bien par changer ? C’est la méthode que semblent privilégier les jeunes filles d’aujourd’hui. Toutefois, les générations passent et les frustrations s’accumulent. Mettre en avant les « femmes-modèles-de-réussite » va-t-il permettre de briser les vieilles habitudes, ou renforcer la pression sur toutes celles qui ne se sentent pas des ailes de super héroïne ?
L’idéal à atteindre est clair : les femmes doivent jouir des mêmes possibilités que les hommes de choisir leur vie. En tant qu’individu, chaque femme est appelée à devenir consciente des stéréotypes qui pèsent sur elle et à s’en affranchir dans un but de plus grande liberté.
Politiquement, rien ne devrait venir contredire cet idéal. Chaque choix de société ne devrait être pris que dans le respect de ce critère d’égales possibilités. Dommage que cette chronique anniversaire de Simone de Beauvoir ne soit parvenue jusqu’aux oreilles de la majorité politique du Valais.

Johan Rochel
Publié en éditorial du Magazine le Vendredi, 13 juin 2008
www.chroniques.ch

lundi 9 juin 2008

Enseigner l'économie: le défi d'une approche globale

Sous ses traits avant tout pédagogiques, la question de l’enseignement de l’économie relève d’une problématique fondamentale. Car la façon dont nous formons aujourd’hui ceux qui occuperont les postes-clefs de l’économie de demain ne saurait être sans influence sur la bonne marche de notre société.
Répondre à cette question, c’est tout d’abord s’engager dans une réflexion sur les spécificités de la science économique. Le premier défi à relever sera donc d’ordre épistémologique : il importera de redonner toute sa complexité à la pensée économique. Cette exigence de prise en compte d’une discipline dans la multiplicité de ses facettes devra ensuite être implémentée dans des institutions académiques. Ce second défi d’ordre institutionnel permettra de proposer quelques pistes d’amélioration.

C’est une conviction de l’auteur de ces colonnes et du groupe de Riencourt que la discipline économique doit être appréhendée dès les premières années d’études académiques dans toute sa complexité. L’acquisition de bases solides de type mathématique est de première importance, mais l’apprentissage ne saurait toutefois s’y réduire. Et il est du devoir des enseignants de ne pas occulter l’autre réalité de l’économie, celle que l’on découvre en deçà et au-delà des modèles mathématiques. A ce titre, et à l’exception notoire de Léon Walras, rappelons que les grandes pensées économiques étaient formulées jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale sous une forme littéraire, bien éloignée de modèles purement mathématiques.
L’économie n’est pas une science dure, comparable à la physique. Selon le Prof. J.-J. Friboulet, auteur d’une Histoire de la pensée économique du 18è au 20è siècle et titulaire de la Chaire d’Histoire économique de l’université de Fribourg, l’économie ne peut se comprendre sans la dimension fondamentale que lui prête l’action humaine. Et bien que certains formalisateurs se tuent à la tâche à vouloir enchaîner cette liberté humaine sous la forme d’une énième variable, la discipline ne pourra jamais se comprendre hors de l’humain. Il est normal que la science économique – le terme parle de lui-même - tende à rechercher toujours plus de précision dans ses modèles et prévisions. Mais l’une de ses limites fondatrices consiste à reconnaître la nécessaire dimension de liberté humaine qu’elle porte en son sein. Et c’est pour cela qu’elle ne sera jamais l’égale d’une science exacte.

Cette réflexion épistémologique fonde la nécessité d’une approche en profondeur de l’économie, à la croisée de plusieurs disciplines. Il n’est pas ici question de coupler l’étude de l’économie avec d’autres champs de recherche qui seraient utiles à l’étudiant, mais bien plutôt de défendre la thèse suivant laquelle cette pluridisciplinarité est condition sine qua non d’une bonne appréhension de la science économique. Je prendrai comme exemple la philosophie et l’histoire, même si le caractère pluridisciplinaire de l’économie ne s’y laisse pas résumer. Vu que l’économie repose fondamentalement sur l’action humaine, les grands auteurs ont toujours assorti leurs théories d’une vision de la nature humaine. D’Adam Smith à Friedrich v. Hayek, en passant par Karl Marx, ils ont présenté une définition de l’Homme et des relations que ce dernier entretient avec la société dans laquelle il évolue. L’approche philosophique permet de mettre à jour et d’interroger ces éléments, qui sont en fait les véritables fondements de toute pensée économique. De plus, une approche éthique offre la possibilité de faire apparaître les dimensions normatives sous-jacentes à chaque décision économique. De son côté, une approche historique permet d’appréhender les théories économiques dans leur contexte de création ainsi que de les replacer dans un processus dynamique de développement des différents concepts. Certaines idées et définitions ne peuvent se comprendre en dehors d’un champ historique relativement précis. Une telle étude offre également la possibilité de rappeler que chaque grand penseur économique est le résultat mais aussi le dépassement d’une époque.

Le challenge est grand d’appréhender en ce sens l’étude de l’économie dans toute sa complexité dès les premières années universitaires. Ce défi épistémologique et pédagogique devrait toutefois trouver une reconnaissance dans les cursus académiques. La nouvelle donne de Bologne pourrait simplifier une partielle refonte.
Au niveau du bachelor, les étudiants devraient être plus sensibilisés à la nécessité d’une approche de l’économie via des disciplines qui lui sont essentielles, à l’exemple de la philosophie, de l’histoire ou encore du droit. Certains cours d’introduction devraient ainsi devenir point de passage obligé pour tous les apprentis économistes, et ce également en HES. Au niveau du master, de véritables possibilités de recherche à caractère pluridisciplinaire doivent être mises à disposition des intéressés. Pourtant de première importance dans les pays anglo-saxons, les cursus offrant l’approche la plus complète possible de l’économie ne sont pas légions sous nos latitudes. A l’exemple de l’institut en Wirtschaftsethik de l’université de St-Gall, ces possibilités doivent être encouragées, afin de former les économistes les plus aptes à développer la vision la plus complète possible des problèmes et à répondre ainsi à des défis d’une extrême complexité.

Outre ces modifications intra cursus, d’autres modifications plus profondes pourraient être mises à l’étude. En modifiant les possibilités de jeter des ponts entre facultés, les universités et les hautes écoles sont à même d’influer sur la perception que les étudiants en économie se font d’eux-mêmes. Ainsi, il devrait être possible de réaliser facilement des études en économie politique et en histoire, et ce même si les branches sont rattachées à deux facultés différentes. A l’université de Bern ou de Zürich, il n’est pas rare de rencontrer des étudiants bachelors ayant choisi économie et philosophie ou anthropologie. Afin de faciliter ce genre de collaboration, il pourrait s’avérer utile de mieux séparer l’économie politique (Volkswirtschaft) du management (Betriebswirtschaft) déjà au niveau du bachelor.

Ce n’est qu’en relevant ce genre de défis, au-delà des petites chasses gardées de chaque faculté, que pleine justice pourra être rendue à la discipline économique. Elle qui ne saurait se comprendre coupée de ses racines, profondément ancrées au coeur de l’humain et de son action en société.

Johan Rochel
Groupe de Riencourt
Article publié dans le Temps, lundi 9 juin 2008