lundi 7 décembre 2009

Du défi de surmonter les minarets

On aurait grand tort de considérer le vote anti-minarets comme un acte minime ou exceptionnel. C’est toutefois sur les débats futurs qu’il faut concentrer ses forces. Un essai.

Coup double! A longueur d'éditos, les commentateurs de tous bords tentent de minimiser la portée et de faire passer pour exceptionnel le vote sur les minarets. Je m’inscris en faux face à cet effort d'atténuation. Ce n'est pas à l'aune des conséquences pour l'économie que la décision doit être jaugée, mais bien pour l'entorse au principe de non-discrimination qu’elle représente, l'une des garanties cardinales de notre État de droit (Art. 8 de la Constitution). De plus, on se fourvoierait de croire que le peuple suisse a simplement trébuché et que l’incident est grave, mais exceptionnel. A l'inverse, je parierais volontiers sur l'augmentation du nombre de conflits de ce genre. Surtout si deux phantasmes, confinant au fétichisme dans certains cercles politiques, devaient perdurer.
D'une part, nous ne vivons (et ne vivrons plus) dans une société homogène, partageant un ensemble étoffé de normes morales, religieuses et culturelles communes. Il ne s’agit pas seulement d’immigration, mais également du libre développement des individus dans une société libérale. Dans une société pluraliste hétérogène, les bases du vivre-ensemble doivent être radicalement repensées.
D'autre part, il faut rappeler le danger de l’idée du peuple über alles. Rousseau l’avait déjà noté dans son Contrat social : le peuple souverain doit être protégé contre lui-même. La démocratie devient tyrannie de la majorité si elle n’est pas encadrée d’un régime de droits fondamentaux garantis pour tous, dont la non-discrimination est l’une des garanties transversales.

Penser les débats de demain comme pesée d’intérêts

Il importe maintenant de réfléchir sur la structure des conflits de type minarets. Comme l'explique Walter Kälin de manière éclairante*, ils se caractérisent comme une pesée d'intérêts légitimes, mais parfois contradictoires. Trois intérêts principaux doivent être mis en évidence : neutralité de l'État (traitement des individus sur un pied d'égalité), sauvegarde de l'identité propre (protection des traditions de la culture majoritaire) et reconnaissance des spécificités culturelles (prise en considération des caractéristiques spécifiques des minorités). Ces trois intérêts forment la base de toutes les discussions qui font l'actualité, des dispenses aux cimetières confessionnels. Aborder ces questions sous l'angle d’une pesée d'intérêts légitimes a deux conséquences principales.
Premièrement, l'idée d'une règle d'or permettant de résoudre tous les conflits disparaît pour faire place à la complexité des enjeux en présence. Soulignons que cette complexité n’est ici pas synonyme de relativisme. La bonne solution n’existe pas ; elle varie à l’aune de l’attention accordée aux différents intérêts en présence. Ces débats difficiles doivent être encadrés par un ensemble de valeurs fondamentales communes, comprenant par ex. l'égalité homme-femme.
Deuxièmement, dans une pesée d'intérêts, le contexte et la situation spécifiques acquièrent une importance de premier plan. Les principes seuls ne suffisent pas à rendre compte des multiples facettes de la problématique. Poussée à l'extrême, la reconnaissance des spécificités culturelles peut mener à une société de ghettos. Quant à la sauvegarde de l'identité propre, elle n’est un but légitime que dans certaines situations bien précises, où la survie de l’identité est directement menacée. Dans les autres cas, la tyrannie de la majorité menace. En effet, l’argument devient fallacieux lorsqu'il suppose l'homogénéité (la culture suisse) et qu'il manipule de manière démagogique une construction aussi malléable que l’«identité» d’une communauté.
Loin de l’appel venu des extrêmes politiques, une décision doit être prise après avoir mis en perspective l’ensemble des intérêts en présence. Méfions-nous d'une société où la Différence serait clouée au pilori!


J.Rochel
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* Walter Kälin, Grundrechte im Kulturkonflikt (2000)

jeudi 26 novembre 2009

Le pardon difficile

Il n’est pas aisé de demander pardon. Dans son couple, avec ses amis, mais aussi à l’échelle des peuples et des nations, présenter des excuses et demander le pardon de l’autre est un chemin escarpé, aux ornières nombreuses.
Au cœur d’une expérience humaine complexe et plurielle, la reconnaissance de la faute commise représente certainement la principale difficulté. En acceptant l’erreur dont on porte une part de responsabilité, on se met à nu. Laissant de côté les fioritures dont on a cherché à emballer le passé, on va à l’essentiel : il y a eu faute commise et je le reconnais.

Faire ce pas, c’est se mettre sur un plan d’égalité avec la personne à qui l’on demande pardon. D’égal à égal, l’autre est vu et considéré dans sa blessure. Bien souvent, cette exigence de reconnaissance de la blessure passée forme le coeur des revendications des victimes. Les minorités opprimées, mais également cet ami vis-à-vis duquel on a mal jaugé les conséquences de nos actes, veulent plus que tout être reconnus comme blessés par des actions dont quelqu’un doit porter la responsabilité. Cette reconnaissance de la victime comme victime n’épuise toutefois pas la palette des demandes légitimes. Des contreparties matérielles sont bien souvent indispensables, offrant du même coup compensation pour les maux passés et correction d’injustices devenues parfois structures de société.

Si les excuses et la demande de pardon sont difficiles, l’acte de pardonner l’est certainement tout autant. Car celui qui accorde son absolution opère un changement de perspective radical. Il détourne son regard d’un passé qui, il y a peu, le retenait prisonnier. Dans son essence, son geste traduit une confiance en un retour des jours meilleurs. Fortement marquée par l’Allemagne nazie et l’expérience de la Shoa, la philosophe Hannah Arendt pensait que cette faculté de pardonner représentait l’un des pouvoirs fondamentaux de l’être humain. Selon elle, pardonner, c’est la faculté de fuir les rouages implacables d’une logique de cause et d’effet, dans laquelle la vengeance succède nécessairement à la faute. Le pardon est ainsi un acte libérateur, car il consacre l’infinie liberté de l’homme et lui offre une porte dérobée, à travers laquelle l’avenir peut s’écrire à nouveau.

Johan Rochel
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mardi 10 novembre 2009

Le ciel, la Suisse et les minarets

Ce n’est pas le lieu pour répéter les excellents arguments qui s’opposent à l’initiative anti-minarets. Le débat ne peut d’ailleurs se faire autour de simples constructions à caractère religieux, qu’on ne saurait affubler d’une prétendue volonté d’expansion violente. De manière logique et d’ailleurs si peu cachée, ce sont les Musulmans eux-mêmes qui sont visés par les initiants, qui peinent à dissimuler les relents islamophobes de leur entreprise. « Pour vivre heureux, vivez cachés » semble penser l’inénarrable Oskar.

Ce n’est pas non plus le lieu pour répéter que la Suisse n’a pas de problèmes avec ses habitants musulmans, dont plusieurs milliers possèdent d’ailleurs le passeport à croix blanche. De quoi grincer des dents lorsqu’on entend à longueur d’arguments opposer nationalité suisse et religion musulmane.

Le point le plus important de cette initiative nauséabonde pourrait bien être son inutilité complète. Car même si l’on venait à supposer qu’il y a un problème musulman en Suisse, qu’une islamisation rampante est à l’œuvre et que le communautarisme le plus crasse a d’ores et déjà ruiné notre Etat de droit – ce que je conteste avec véhémence – accepter l’initiative anti-minarets ne résoudrait rien. Nada.

Interdire les minarets ne peut d’aucune manière aider à stopper les prétendus terroristes barbus à l’œuvre dans les mosquées. Il y a même fort à parier que les extrémistes de tout poil sortiraient renforcés d’une telle initiative. A l’inverse d’une interdiction contreproductive, la ligne de conduite à adopter se résume à deux axes : faire respecter nos lois et encourager un dialogue ouvert et transparent avec les autres cultures. Les initiants n’ont-ils pas compris qu’une présence visible est indissociable d’une meilleure intégration et d’un devoir accru de transparence ?

Pas question de nier que des débats de fond doivent être menés, notamment sur les difficiles questions de port du voile ou d’intégration des Musulmans fondamentalistes. Mais cette initiative produit l’exact effet inverse : elle empêche la tenue d’un débat correct, porteur de solutions à long terme. Elle discrimine, stigmatise et blesse l’immense majorité d’une communauté qui ne demande rien de mieux que de vivre dans une paix confessionnelle. Quant aux autres éléments – les apprentis Bin Laden soi-disant présents sur notre sol – il faut les surveiller de près et agir le moment opportun. La preuve par l’acte : en 2003, le Valais a renvoyé un imam jugé potentiellement dangereux pour la paix confessionnelle. Puisse le peuple suisse faire le bon choix le 29 novembre.

Johan Rochel
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mercredi 28 octobre 2009

Pluralisme raisonnable

L’actualité politique est marquée par nombre de discussions à fort dosage émotionnel. Anti-minaret et pro-athéistes occupent la place publique. En prenant un peu d’altitude sur la frénésie ambiante, il apparaît que bien des problématiques relèvent, en partie, d’un même défi : celui du vivre-ensemble.

On aurait tort de thématiser ce vivre-ensemble sous le seul angle de l’intégration, en opposant Suisses et étrangers. Sans être complètement indépendant de cette question, le phénomène que j’ai en vue est bien plus fondamental. Ce vivre-ensemble, c’est le défi d’organiser une vie en société entre des personnes entretenant des croyances, des modes de vie, des opinions fortement hétérogènes. Entre autres explications à ce phénomène, il est possible de distinguer le brassage des populations – sous l’effet conjugué des mondialisations économique, humaine et culturelle – ainsi que le développement des individus au sein d’une société libérale. Par là, j’entends l’opportunité que garantit une société libérale et démocratique à chacun de se développer et de vivre de la manière dont il le souhaite. Cette liberté s’étend dans tous les domaines, de la religion, au rapport au travail ou à l’orientation sexuelle.

De ces mélanges croissants et du développement normal des individus dans une société libérale provient ce caractère fondamentalement hétérogène. Le philosophe américain John Rawls a capturé cette idée dans le concept de « pluralisme raisonnable », indiquant qu’il fallait compter avec des individus rationnels se développant sous une forme irrémédiablement plurielle. Il y a fort à parier que ce pluralisme raisonnable marque de son empreinte le développement actuel et futur de nos sociétés. Il serait à mon sens une dangereuse illusion de croire à un retour à l’homogénéité, à moins que ne disparaissent les sociétés libérales telles que nous les connaissons.

En quoi ce pluralisme raisonnable est-il un formidable défi politique ? Vu qu’elle est devenue fondamentalement hétérogène, la société doit repenser son socle – sa base d’existence – de manière différente. Il n’est plus possible de construire l’édifice sociétale sur un ensemble étoffé de normes que tous ou presque partageraient. Il faut travailler à l’élaboration d’un socle commun à des individus hétérogènes, que tous pourraient accepter – c’est la condition de légitimité. Cette base doit être assez solide pour garantir la pérennité de l’ensemble au-delà des conflits entre individus – c’est la condition de solidité politique.

Johan Rochel
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vendredi 2 octobre 2009

Vous prendrez bien une prescription de vie?

Jeune conseillère nationale UDC, maman à venir et future retraitée de la politique fédérale. L’étrange destin que s’est choisi Jasmin Hutter ne fait pas les grands titres en Suisse romande, mais ne manque pas de provoquer quelques remous Outre-Sarine. En rendant publique sa grossesse, Hutter a annoncé son retrait de la vie politique, siège au Parlement et vice-présidence de l’UDC d’un même coup.

Dans les chaumières dites progressistes, on persifle sur la décision de l’Agrarienne. Renoncer à mener de front la triple carrière de mère-entrepreneuse-politicenne et retourner à ses fourneaux, quelle étroitesse d’esprit et quel bon vers l’arrière pour la condition féminine! L’affaire brille par sa clarté et ne fait que confirmer le caractère profondément conservateur de la vision de la femme et la priorité accordée à la famille que défendent Hutter et son parti.
Je demande sans ambages à ces pseudo bien-pensants de la cause féminine : peut-on comprendre de manière moins libérale ce que signifient émancipation et libre choix de vie pour une femme et son entourage ?

Certes, il est certainement dommage qu’une jeune femme de 31 ans quitte la Berne fédérale, car les femmes et les jeunes restent une denrée rare dans la capitale. Mais doit-on rappeler – si tant est que ce choix ne fut pas dicté par la pression interne de son parti, mais librement décidé par l’intéressée - qu’il s’agit là du choix d’une personne ? Un féminisme de type libéral – compris comme un effort d’émancipation des femmes – n’impose aucun modèle de vie. Il ne prescrit ni le destin de superwoman ni celui de femme au foyer, et encore moins la station intermédiaire et schizophrénique entre métro, boulot, bambins et (très peu de) dodo.

Jasmin Hutter fait partie des privilégiées ayant la chance de pouvoir choisir combien de temps elle souhaite consacrer aux siens, à l’entreprise familiale ou à la vie de la polis. C’est cette capacité de choisir qui doit être encouragée par la société. Et pour les cas où ce choix n’est pas possible, c’est les moyens mis à disposition pour mener de front ces différentes vies qui doivent être améliorés.
La vision de la femme et la famille que propage le parti de Hutter ne me plaît pas – justement par ce qu’il cherche lui aussi, comme les pseudo progressistes, à imposer une lecture unique du rôle de la femme en société. Il n’empêche qu’il faut saluer la décision courageuse de la jeune Saint-Galloise. Face aux fortes pressions des différents bords, il n’est pas toujours aisé de faire usage de sa liberté de choix.

Johan Rochel
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jeudi 17 septembre 2009

Ces objets qui changent la vie

Face aux grandes inventions, il est habituel de s’exclamer: mais comment ferait-on pour vivre sans ? A quoi ressemblerait le quotidien sans électricité, sans internet, mais également sans voiture ou pilule contraceptive? Cette question plonge dans une vague rêverie où, à mi-chemin entre mélancolie et réjouissance, on s’amuserait à penser un monde radicalement différent.

Face à ces objets dont l’arrivée bouleverse le quotidien, il est plus rare de se demander comment faire pour vivre avec. Car ces objets ont en commun de s’imposer rapidement à nous. Ils ne viennent pas répondre à un besoin secondaire, mais satisfont (ou bien souvent créent) une demande considérée comme très importante. Et c’est cette immédiateté de l’objet – cet étrange sentiment du « là-depuis-toujours » - qui rend une thématisation de son influence sur nous difficile.

Et pourtant, il est clair que ces inventions changent durablement notre façon de nous définir, ainsi que notre façon d’interagir avec les autres. Deux exemples banals pour illustrer le propos. Prenons tout d’abord internet. A n’en pas douter, les changements à mettre au compte du net forment une liste à rallonge. Pour me concentrer sur un point précis, internet a bouleversé notre manière d’appréhender le savoir. Face à la quantité d’informations proprement ingérable que le net nous amène à portée de clic, certains chercheurs appellent de leurs vœux de nouvelles méthodes d’apprentissage. Il ne s’agirait plus d’acquérir une quantité de connaissances, mais surtout de développer la capacité de mettre à jour son savoir et la faculté de rechercher de manière ciblée de nouvelles sources d’informations.

Dans la même veine, il apparaît difficile de bien saisir l’incroyable portée de l’arrivée du téléphone portable dans nos vies. Et cela justement contraste avec son naturel apparent ! Car pour toute une génération, les interactions sociales sans téléphone portable seraient radicalement impensables. Et dans cette vaste famille du vivre ensemble, la relation amoureuse n’a pas échappé aux remous provoqués par le natel. Les règles de la relation amoureuse, mais également la signification de l’indépendance et de la sphère personnelle face à l’être aimé(e), subissent de plein fouet le « toujours-atteignable ». Et le fait que Monsieur ou Madame puisse découvrir les écarts du partenaire en surprenant un message n’est certainement que la partie visible de l’iceberg.

Johan Rochel

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vendredi 4 septembre 2009

L'été indien de la Berne fédérale

Malgré une configuration de départ prometteuse, l’été fédéral 2009 laisse un goût d’inachevé. Alors que Pascal Couchepin annonçait son départ aux premiers beaux jours, les météorologues de la capitale prévoyaient un été politique à la chaleur moite. Sous bien des aspects, il le fut.

Autour de la représentation de la Suisse romande par un bilingue, de la fameuse alliance latine ou encore des luttes fratricides au sein des libéraux-radicaux, les débats furent souvent enflammés, parfois superficiels. Il semble toutefois faux d’en déduire qu’ils furent inutiles. Comme l’a rappelé Pascal Couchepin dans son discours prononcé à l’occasion de la Fête Centrale des Etudiants Suisses à St-Maurice, la Suisse fonctionne sur un modèle d’intégration. Tous les acteurs concernés doivent avoir voix au chapitre, sous peine de voir l’entier du système se bloquer. Dans la joyeuse cacophonie estivale de la politique suisse, les orateurs de tout poil se sont pressés au portillon.

S’ils n’ont ainsi pas été complètement dénués de sens, les débats estivaux ont tout de même manqué plusieurs cibles. Les débats de fond sur les grands chantiers nationaux ont été abordés par les différents candidats et leur parti sur le mode de l’effleurement, combiné à un usage savant de la langue de bois. Les visions de société, outre quelques lapalissades bien huilées sur le libéralisme, n’ont malheureusement pas su provoquer l’enthousiasme du grand public.
Mais laissons de coté ces quelques regrets. La succession Couchepin est entrée dans sa dernière ligne droite, atteignant son apogée lors de la nuit des longs couteaux. Dans les couloirs feutrés du palace Bellevue, les amitiés partisanes seront mises à rude épreuve. L’exigence est pourtant clair : il faut le meilleur des candidats. Alors que le conseil fédéral souffre de graves problèmes de gouvernance, les réformes institutionnelles nécessaires prendront encore beaucoup de temps. Dans l’intervalle, seule la personnalité la plus à même de tisser des liens entre les différents acteurs pourra accomplir sa tâche de manière satisfaisante. Puisse l’été indien inspirer les parlementaires et les amener à prendre la bonne décision.

Johan Rochel
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jeudi 20 août 2009

Rencontre avec un vieil ami

La chronique de la rentrée, ou l’ultime occasion d’évoquer une impression de vacances. Une plongée dans les souvenirs, comme une tentative de retenir une longue soirée d’été : à l’horizon, le frémissement et l’excitation d’une nouvelle rentrée se font déjà sentir. Chers lecteurs, heureux d'être avec vous à nouveau.


Il y a quelques semaines, j’ai descendu la vallée du Rhône jusqu’à Avignon. Outre la magnificence du Palais des Papes et la petitesse du célèbre pont, c’est surtout le Rhône qui fut source d’étonnement. Quelle étrange sensation de rencontrer un vieil ami en terres lointaines ! Lui que l’on connaît ici au rythme de la ballade, lui que l’on parcourt juché sur sa petite reine, lui, encore jeune et vivace, qui dessine et marque les caractères de nos contrées.

Quelques centaines de kilomètres en aval, cette vieille connaissance a gagné en stature. A l’approche de la Cannebière, ce compagnon est devenu souverain. L’accent de ses rives s’est d’ailleurs fait plus chantant, drapant sa majesté d’une parure plus estivale. Incrédule, on trempe alors sa main dans l’eau. Est-ce le même qui, il y a peu, coulait de son glacier et traversait le Valais pour se jeter dans les eaux du Bouveret ?


A l’ombre des imposants remparts d’Avignon, d’autres promeneurs vivent au rythme de « leur » Rhône. Mélange étonnant de familier et de nouveauté, la rencontre avec ce vieil ami rappelle que tout est mouvement. Que le connu d’ici est amené à devenir l’inconnu là-bas. Une vérité que les philosophes grecs avaient pressentie : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.


Johan Rochel

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lundi 15 juin 2009

Meutre et provocation british

Outre le choix des thèmes qu’il souhaite aborder, le chroniqueur jouit de la liberté de tirer des parallèles. En reliant des évènements qui n’ont d’apparence rien en commun, il tente de surprendre, provoquer, déranger.
Début juin dans l’Etat du Kansas, le Dr. Tiller, réputé pour les largesses de sa clinique en matière d’avortement tardif, était abattu par un pourfendeur des dites largesses. Par l’immédiateté et la simplicité de sa violence – avec une réflexion de type « je ne partage pas ta façon de faire, alors je t’élimine » - le crime rappelle sans détour qu’un petit nombre d’extrémistes est prêt à tuer pour contester le droit à l’avortement. En filigrane, l’évènement met également en lumière la force de frappe des lobbies anti-avortement. Aux Etats-Unis comme ailleurs, ces milieux menacent sans cesse de (re)placer à l’index les garanties du droit à l’IVG.
A des milliers de kilomètres, le musée des Beaux-Arts de Berne expose les œuvres intimistes et controversées de l’artiste britannique Tracey Emin. L’enfant terrible de la scène artistique contemporaine s’est rendue célèbre par ses œuvres provocantes, mêlant alcool et sexe sur fond de débauches existentielles en tous genres. Sa création la plus connue, sobrement intitulée « Mon lit », concentre tous ces éléments, bouteilles de vodka et préservatifs usagés s’amoncelant au pied du lit de l’artiste.
La rétrospective bernoise (jusqu’au 21 juin) consacrée aux travaux de la Britannique est traversée par les thèmes du viol et de l’avortement. Âmes sensibles s’abstenir, car on est bien loin d’une mise en scène détournée où les questions ne seraient abordées qu’à la bande. Les œuvres s’imposent par leur présence visuelle et sonore. A l’exemple de ce court-métrage montrant les images déprimantes d’une ville côtière du sud de l’Angleterre, auxquelles se superpose le commentaire racontant le viol. Et le cri, obsédant: « No ! No ! No ! ». Plus loin, quelques esquisses où l’on cisaille les ventres et montre les entrailles des femmes. Evocation graphique de l’épreuve terrifiante de l’avortement. En quittant l’exposition, on est dérangé. Quelle était la valeur artistique de ces objets ? Outre une plongée voyeuriste dans l’univers de Tracey Emin, qu’a-t-on exactement vu et vécu ?

Johan Rochel
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lundi 1 juin 2009

Penser la communication sans violence


Au quotidien, des phrases fugaces, à l’apparence anodine. Parfois sur le ton de la plaisanterie, ou sur le mode du reproche, ces petites piques acérées rythment nos rapports humains. Chacun s’est habitué à cette violence banalisée, qui semble trouver place dans les moindres recoins de nos contacts avec les autres. Au travail, en famille ou dans le couple, ces agressions journalières, bien souvent inconscientes, n’en finissent pourtant pas de blesser nos interlocuteurs.


On ne saurait l’oublier : la violence n’est pas que physique. Parfois autrement plus dévastateurs, les coups pleuvent aussi dans nos paroles et nos façons d’être. Et il est souvent difficile de trouver les mots pour décrire ces meurtrissures, tant elles font partie de notre quotidien. On prend alors sur soi, tandis que ces blessures s’accumulent et gagnent parfois en intensité, agissant sur le long terme. Dans le monde du travail, humiliations, pressions, rabaissements, moqueries et oppressions ont trouvé une résonance à travers le terme de « mobbing ». Et même si elle peine à rendre compte d’une réalité à la fois complexe et protéiforme, l’expression a le mérite d’attirer l’attention sur une série de comportements destructeurs.


Si la violence dite « psychologique » est de tous les instants dans nos interactions sociales, elle ne se confond pas avec les simples conflits. S’ils sont définis comme la rencontre d’intérêts divergents, les conflits apparaissent comme une conséquence inéluctable de la diversité des opinions humaines. Les appréhender et les résoudre sans excès de violence, notamment à travers une communication satisfaisante pour tous les partis, représentent certainement la clef de voûte de relations sociales pacifiées.


Les chercheurs et praticiens ont développé de nombreux modèles de communication dite « non violente ». La majorité semble partager quelques principes de base, censés réguler et améliorer notre mode d’interaction avec les autres. L’exigence de formuler clairement ses propres besoins et sentiments forme un pôle « parole », tandis que l’exigence de prêter une oreille attentive et sincère aux préoccupations de l’autre constitue le pôle « écoute ». Dans cette dialectique faite d’expression consciente et maîtrisée et d’écoute empathique, cette communication d’où l’on expurgerait une violence banalisée laisse entrevoir la possibilité d’échanges plus sereins.


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Johan Rochel

mercredi 20 mai 2009

L’artiste engagé et le divertissement pur sucre

Depuis bientôt deux mois, le Château de Monthey accueille un artiste québécois en résidence. Le programme de soutien - mis sur pied par le canton du Valais et la commune de Monthey - permet à un artiste avec une oeuvre à portée "sociale" de séjourner dans le Chablais pour une durée de 4 mois.

L'habitant actuel du Château montheysan s'appelle Martin Ferron. Un Québécois à l'oeuvre artistique teintée d'engagement social, intéressé par les questions de société les plus diverses et par les défis environnementaux.
Outre le contenu de son oeuvre, sa personnalité d'artiste tranche avec le politiquement correct de certains chanteurs. D'ailleurs, le Québécois ne mâche pas ses mots face à une industrie culturelle parfois complaisante, fabrique de stars à la petite semaine. Sur la scène des Star Academy et autres productions de starlettes à la chaîne, les artistes naissent, chantent et disparaissent comme autant d’éphémères.
La vision sans compromis d’un artiste engagé telle que défendue par le Québécois du Château montheysan tranche avec ces divertissements sans grande profondeur. L’artiste se doit de proposer une analyse pertinente et une critique sérieuse de sa société. Son rôle social se comprend surtout à travers sa capacité à provoquer l’interrogation, à montrer sous une lumière différente les détails du quotidien mais aussi à remettre en question les structures plus profondes du monde où il évolue. Cette vision de l’art replace le créateur et sa création au centre de la polis et les transforme en véritables acteurs de la vie en société.
Cette vision n’est pas nouvelle, mais, aujourd’hui, elle ne semble pas correspondre à ce qui est attendu de l’artiste comme personnalité publique. Sur les plateaux télé, il est invité pour la promotion de son dernier opus. Une chanson, quelques questions d’ordre personnel, puis, en tenant le CD du chanteur bien haut face à la caméra, l’animateur bien attentionné mentionnera les dates de la tournée. Trois petits tours et puis s’en vont : par ici les coulisses. On me reprochera un style caricatural. Mais mes détracteurs ne pourront manquer de remarquer que les émissions où l’artiste est invité pour lui-même, pour ses positions politiques, ses idéaux, ses critiques ne sont pas légions.
Et pourtant, le contenu de la création, mais également la personnalité de l’artiste, sont d’une importance absolument primordiale. En usant du vecteur puissant de la beauté, l’artiste ouvre une fenêtre sur un monde différent. Ses créations sont une invitation à l’évasion. Durant ce moment bref et infini à la fois, il nous emmène dans une réalité nouvelle et percutante.

Johan Rochel
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samedi 9 mai 2009

A travers la Suisse primitive

La proposition sonne peut-être peu exotique : profiter d’un week-end pour s’en aller découvrir la Suisse primitive. Le temps de boucler quelques bagages…Et l’aventure semble commencer par cet étrange terme. Primitive, comme pour dire tantôt la naissance fantasmée d’un destin suisse, plus tard sanctifié par le credo du Sonderfall, ou tantôt pour capturer un esprit suisse fugace, fondement de ce que Kaspar Williger appelle une « nation de volonté » dans son dernier opus.
En embrassant le canton d’Obwald depuis le col du Brünnig, on se sent comme aspiré vers la beauté légèrement inquiétante du lac des Quatre-Cantons. La Suisse dans ses clichés les plus purs et les plus fondateurs, entre goût du bien ordonné, de la tranquillité et d’un conservatisme politique déroutant l’étranger.
Mais cette terre envoûtante ne saurait se réduire à ces poncifs. Depuis des siècles, les héros de notre imaginaire national vivent dans ces contrées. Le pas hésitant, on retourne aux sources, comme auprès des siens le temps d’un court périple. Du Winkelried de Stans au Guillaume Tell d’Altdorf, nombreux sont les mythes fondateurs de notre confédération qui trouvent là-bas un décor fabuleux.
Mais c’est la petite prairie du Grütli, à peine visible depuis les bords du lac, qui concentre en elle toutes les projections d’un peuple. Ce serait mentir que de nier toute émotion à l’approche de cet endroit paisible, comme enfermé dans un monde de verticalité, reliant ciel et lac. En bateau au départ de Brunnen, la rencontre se fait tout en douceur. Quelques animaux et un drapeau à croix blanche accueillent les visiteurs du jour. Sur place, le cérémonial cède sa place à une retenue tout helvétique. D’ailleurs, l’unique petit musée est fermé pour cause de rénovation.
Défiant les vagues du lac, le monument dédié au poète allemand Schiller rappelle que l’endroit est célèbre seulement depuis le 19è siècle. En des temps où le sentiment national naissant et peu sûr immortalisa un pacte de collaboration régionale jusqu’alors inconnu en certificat de naissance de la Confédération. Qui d’ailleurs n’a pas confondu les vers romantiques de Schiller avec le texte original ? « Et nous serons un peuple de frères, que nul malheur et nul danger ne séparera… »
Face à nous, l’autoroute menant à Andermatt et au Gothard rappelle également l’importance stratégique de cette région. Voie escarpée vers les pays reculés du Valais ou des Grisons, mais surtout voie royale vers le Sud. Levant les yeux au ciel, dans un vertigineux mouvement d’élévation, la conclusion apparaît soudaine et inévitable : nous sommes ici au cœur de l’Europe, à la croisée des chemins historiques et du destin d’un peuple.

Johan Rochel
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vendredi 1 mai 2009

De l’éthique dans l’économie

Article paru dans Le Temps (1er mail 2009)

Dans les différents discours qui accompagnent, de près ou de loin, la crise économique mondiale, une oreille attentive ne peut ignorer la référence régulière faite à la nécessité de remettre de l’éthique dans les pratiques économiques. De grands chefs d’Etat ont sorti les formules chocs pour l’occasion. « Il faut moraliser le capitalisme », s’est ainsi exclamé Nicolas Sarkozy. Sous la pression de l’opinion publique, de grands patrons de banques ont rendu leur bonus (Ospel) alors que de hauts fonctionnaires ont fait leur mea culpa (Greenspan). Mais s’est-on interrogé plus précisément sur les liens qu’entretiennent éthique et économie ? Le prêchi-prêcha ambiant semble attribuer un rôle bien spécifique à l’éthique, passant sous silence l’existence d’un lien plus fondamental.

L’invocation de l’éthique dans l’actualité se concentre sur une idée générale: rendre effective l’application des normes que se doivent de respecter des acteurs économiques lorsqu’ils interagissent. C’est ce qu’on appelle l’éthique des affaires (business ethics). Ce premier rôle peut se décliner sous de multiples attributs : sensibiliser les décideurs à la responsabilité sociale de l’entreprise (CSR), établir des critères de justice dans les rapports entre grands et petits actionnaires, responsabiliser le gérant lorsqu’il investit l’argent de son client, tenter d’établir une rémunération plus juste.

Ce rôle de l’éthique comme ensemble de règles de conduite est certainement important. Néanmoins, il est essentiel de rappeler, afin de mettre en perspective le discours actuel, que cette éthique des affaires ne constitue pas le seul rôle de l’éthique dans l’économie. Pis, ce premier rôle n’est pas à proprement parler « dans » l’économie : l’éthique des affaires n’est finalement que l’application spécifique des normes de société aux relations entre acteurs économiques. Et ce projet ne va pas sans difficulté, puisque l’éthique des affaires et l’économie sont en effet, par leur finalité, indépendantes l’une de l’autre.


L’économie comme science dépourvue de questionnements éthiques ?

L’éthique est présente à un niveau plus fondamental lorsque l’on s’aperçoit qu’elle est convoquée aussi dans le langage et les concepts employés par les économistes « dans » leur science. Non que cette dimension soit aujourd’hui importante pour résoudre les problèmes gigantesques de la crise. Il s’agit ici simplement de rappeler que des questionnements éthiques, qu’on le veuille ou non, se trouvent au cœur de la science économique en tant qu’ils influent les données économiques. On ne parle plus ici des règles de conduites des acteurs d’une entreprise, mais de l’intrusion d’évaluations et de jugements moraux dans les modèles que les économistes élaborent et implémentent. Cet autre rôle de l’éthique dans l’économie est contesté voire ignoré dans la branche, parce que nombre d’économistes ne tolèrent pas cette intrusion d’éléments normatifs dans une discipline qu’ils voudraient fondée exclusivement sur des faits et des calculs (une économie purement positive).

Partons d’un cas concret: dans un mémo datant de 1991 et adressé à quelques collaborateurs, Larry Summers, aujourd’hui membre de l’équipe d’experts économiques du gouvernement Obama, à cette époque économiste en chef de la Banque Mondiale, se demande s’il ne vaudrait pas mieux transférer les déchets des industries polluantes occidentales vers les pays les moins avancés (PMA)[1]. Summers connaît parfaitement la logique qui consiste à baser les décisions économiques sur une évaluation des conséquences des différentes alternatives sur le bien-être des individus – identifié à la satisfaction des préférences (l’approche welfariste). Suivant cette logique, il apparaît clairement que le transfert des déchets vers les pays les moins développés est la meilleure des alternatives. Pourquoi ? Parce que les PMA – leurs dirigeants et citoyens, considérés comme des individus rationnels et bien informées – accepteraient délibérément de recevoir ces déchets contre une compensation qui serait moindre que le coût que ce que les pays développés – eux aussi considérés comme informés et rationnels – seraient d’accord de prendre en charge pour traiter les déchets de pollution. Les compensations versées aux PMA pourraient par exemple se traduire par l’augmentation de postes de travail. En d’autres termes, suivant cette logique, tout le monde y gagne – ou plutôt, au moins une des parties est gagnante par rapport au statu quo initial. Dans le langage technique des économistes, ce modèle est dit pareto-optimal.

À première vue, cette logique paraît exclure tout questionnement éthique. Pourtant, il n’en est rien. Dans cet exemple, l’approche welfariste qui consiste à comparer les différentes alternatives en termes de conséquences sur le bien-être des individus peut très bien inclure dans sa balance les exigences éthiques des individus des PMA concernant le transfert de pollution. Après tout, les exigences éthiques dans les PMA comme dans les pays développés sont des préférences individuelles comme des autres et peuvent figurer en bonne place dans le calcul des coûts de l’opération de Summers. Si elles sont prises en compte dans le calcul global et s’avèrent confirmer le calcul de Summers, alors même l’économiste soucieux d’éthique devra accepter cette situation. Vraiment ?

C’est ici que se situe le noeud du problème : les exigences éthiques prises en compte dans le calcul sont des informations censées refléter les préférences des individus affectés par le transfert. Mais il va de soi qu’un Angolais n’a pas les mêmes exigences environnementales qu’un Suédois. Plus généralement, le seuil d’exigence éthique – comme celui d’accepter des déchets polluants pour gagner un poste de travail – sera bien plus bas chez l’Angolais que chez le Suédois. Autrement dit, la logique de Summers est valide dans le monde tel qu’il est – avec les disparités et les inégalités que l’histoire a léguées – mais non dans le monde tel qu’il pourrait être, un monde où l’économie devrait reconnaître et prendre en compte l’existence de normes éthiques (et non comme de simples faits considérés à titre de préférences individuelles). Le bien-être total des individus sera peut-être augmenté une fois le transfert effectué, cela ne signifie nullement qu’il soit équitable. Que serait un échange équitable ? C’est ici que l’économiste et le philosophe doivent commencer à dialoguer.

Alain Zysset
Johan Rochel

=> Cet article est paru dans la rubrique "Invité" du cahier Economie du journal Le Temps, le vendredi 1er mai 2009.
Il peut être consulté à cette adresse:http://www.letemps.ch/Page/Uuid/1fa56cd8-35c7-11de-8e96-08bee2564481%7C0

[1] L’exemple est donné par Hausman et McPherson (2006)

lundi 20 avril 2009

Et si tout cela ne coûtait rien ?

Dans nos trains, sur nos sols et dans nos habitudes, les journaux gratuits se sont solidement implantés. Au quotidien, nous feuilletons ces pages colorées et (parfois) distrayantes. En parallèle, notre connectivité devenue permanente aux milliers de pages du net – via laptop, natel et autre Iphone - nous offre également un accès à un flot à peine concevable d’informations. Outre leur facilité d’accès, quel point commun partagent ces deux sources de connaissances ?

La réponse n’a rien de renversant : les deux sont gratuites. Et que cette réponse ne surprenne pas le lecteur – au pire, elle pourrait même le décevoir vu son manque d’originalité – est symptomatique d’une impression selon laquelle l’information ne se payerait plus. Le corollaire de cette impression est tout trouvé : l’envie de ne plus débourser pour s’informer.
Et cette réaction n’est pas dénuée de fondement. Les grands journaux d’ici et d’ailleurs (Le Temps, la NZZ ou encore le New-York Times par exemple) ont rendu l’accès à leurs colonnes entièrement gratuit. Moyennant une simple inscription, on découvre en quelques clics le travail des meilleurs journalistes et éditorialistes que compte ce petit monde.

Cette impression de gratuité semble être à la base d’un cercle malsain. Puisque les gens ne sont plus prêts à payer pour une information de qualité, les journaux format papier se retrouvent sous une forte pression et, à terme, la survie de certains d’entre eux pourrait s’avérer compromise.
Le risque est grand de voir le débat s’enliser entre pourfendeurs des gratuits et consommateurs quotidiens du « Bleu ». La question n’est pas d’être pour ou contre les gratuits. Bien plus fondamentalement, il en va de la définition d’une information de qualité, à mon sens synonyme de travail journalistique et éditorial appliqué, capable de rendre la réalité dans ses nuances et finesses. Tout à l’inverse des gratuits, qui ne transmettent qu’une information brute, incapable de poser les bases d’un débat public.
Cette question de qualité amène à se demander quel genre d’information nous souhaitons. Puis, dans un deuxième temps, de poser la question du genre d’information dont une démocratie vivante et solide a besoin. Une fois en possession de réponses satisfaisantes à ces quelques interrogations de base, nous pourrons nous tourner vers la question qui fâche : quel prix sommes-nous prêts à payer pour cette qualité d’information ?
Aux Etats-Unis, le débat public autour de ces questions est engagé depuis plusieurs années déjà. Qu’attendons-nous ?

Johan Rochel
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mardi 7 avril 2009

Le Pape et le monde (non) idéal

Beaucoup d’encre a coulé suite aux propos du Pape sur le préservatif. Il y a donc quelque chose d’un peu présomptueux à ajouter une énième chronique à ce flot quasi unanime de critiques. Si la présente carte blanche devait apporter une analyse marquée d’un brin d’originalité, sont but serait atteint.
Les philosophes, férus de théories vibrantes, ont développé une réflexion autour du problème où semblent s’être empêtrés les propos du Saint-Père. D’un coté, il convient de développer des principes et des théories morales pour un monde idéal, c’est-à-dire un monde doté de suffisamment de ressources, où tous les individus respectent parfaitement les principes proposés par les philosophes bien intentionnés. En d’autres mots, des principes parfaits pour des citoyens parfaitement à l’écoute.

D’un autre côté, les philosophes tentent de s’approcher de la réalité en développant des théories pour un monde non idéal. Dans ce monde, les individus ne respectent qu’imparfaitement les principes proposés.
A titre d’exemple, imaginons le principe moral suivant : chacun doit se comporter en prenant en compte son prochain. Dans un monde idéal, tous respecteraient parfaitement ce principe. Dans le monde non idéal, chacun se comporterait ainsi jusqu’à un certain point, puis deviendrait égoïste.

Le monde idéal a pour mission de « montrer le chemin ». Il indique à quoi ressemblerait une société respectant certains principes et s’interroge sur la viabilité et l’intérêt d’une telle société. Sa portée est donc essentiellement critique. Par contre, le monde non idéal est plus proche des réalités : il permet de formuler des propositions concrètes, applicables à la réalité telle que nous la connaissons.

Venons en au Pape. En affirmant que le préservatif n’est pas une solution et qu’un rigoureux mélange d’abstinence et de fidélité serait à même de résoudre le problème du sida en Afrique, le Saint-Père inscrit ses propos dans un monde idéal. Il formule des principes qui sont cohérents et fonctionnels dans un monde parfait où chacun les respecterait à la lettre. Comme expliqué auparavant, ces principes ont toutefois une vertu essentiellement critique, en ce sens qu’ils indiquent dans quelle direction devrait se développer le monde.
Le Pape commet une erreur lorsqu’il transforme ses considérations idéales en recettes pratiques pour un monde non idéal. Il y a confusion des « genres ». Les individus d’Afrique ou d’ailleurs ne respectent pas toujours les principes moraux, ils ne sont pas toujours fidèles et de loin pas abstinents. Formuler des principes pour le monde réel sur des bases entièrement faussées (ou sur des phantasmes, en espérant que les gens deviennent ainsi) conduit à des désastres, diamétralement éloignés du monde idéal que l’on visait au premier lieu.

Cette explication s’inscrit peut-être dans un problème plus vaste. Depuis le début de son règne papal, Joseph Ratzinger semble avoir oublié qu’il n’était plus le docte théologien, professeur d’université redouté, qu’il était avant sa consécration. En tant que Pape, il se doit d’être une figure politique, capable de proposer des solutions adaptées à un monde qu’il peut rêver de transformer en idéal, mais dont les traits fondamentaux restent pour l’heure non idéaux.

Johan Rochel
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jeudi 19 mars 2009

Service civil ou la petite révolution en marche

Poisson mis à part, le 1er avril pourrait bien marquer une petite révolution pour le service militaire en Suisse. En effet, la date marque l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions sur le service civil.

Encore souvent confondu avec la protection civile, le service civil reste peu connu en Suisse. Pour les personnes déclarées aptes au service, la possibilité d’un service civil en remplacement de l’armée existe pourtant en Suisse depuis plus d’une dizaine d’années. Il est prévu pour les personnes ayant un conflit de conscience avec l’armée. Les raisons invoquées peuvent être multiples, s’articulant le plus souvent autour d’un refus de tuer et de s’engager dans une structure décrite comme violente.
Pour bien des civilistes toutefois, derrière ces raisons « officielles », c’est le sentiment de pouvoir être plus utile à la société dans d’autres activités qui provoque souvent le souhait de quitter l’armée.

Dès le 1er avril donc, la procédure sera simplifiée drastiquement. Il suffira de signifier, via un simple formulaire, son objection de conscience avec le service militaire. Sans autre forme de discussion, la personne sera affectée au service civil. Le prix à payer ? Un service 1,5 fois plus long que l’armée. Attention toutefois aux faux calculs. La journée du civiliste ne dure, dans bien des affectations, que 8 heures. Au contraire de l'armée, le civiliste n'est pas à disposition 24/24h.

Pour tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les buts, l’organisation ou la façon de fonctionner de l’armée, c’est l’occasion d’acquitter leur part envers la société selon d’autres voies. Les possibilités sont quasi illimitées, allant des travaux d’archivage et de l'engagement auprès des réfugiés à l’aide aux paysans dans les fermes ou les forêts suisses.

Pour l’armée suisse, c’est une petite révolution, même si on est encore bien loin du libre choix entre armée et service civil, tel que pratiqué en Allemagne notamment. Le nombre de personnes décidant d’intégrer le service civil pourrait augmenter, même si les prévisions à ce sujet restent hasardeuses. Le service civil continue de briller par sa discrétion, restant confiné à quelques 5% des conscrits (env. 13'000 personnes fin 2008).
Cette procédure facilitée va-t-elle diminuer les incitatifs à la fourberie au moment du recrutement, par ex. via de faux certificats de santé ? Les personnes souhaitant éviter à tout prix le service militaire choisiront-elles le service civil ? La qualité et la quantité des opportunités de s’engager pour le bien commun augmenteront-elles ?
L’application de la nouvelle procédure ne tardera pas à apporter des réponses. Une chose est toutefois certaine : le développement du service civil reste dépendant d’une information améliorée. Mais celle-ci restera confidentielle – concurrence trop dangereuse faite à l’armée suisse – jusqu’à ce que la Suisse accepte de s’engager dans un débat de fond sur l’obligation de servir.

=> Plus d'infos: www.zivi.admin.ch

Johan Rochel
www.chroniques.ch

vendredi 6 mars 2009

Trop plein d'éthique

Les dix premières lignes d’un article de magazine et déjà le mot « éthique » apparaissait à quatre reprises. « Produit éthique », « aliments éthiques » et autres objets sortis tout droit des étalages éthiques d’un magasin forcément éthique. Trop plein d’éthique.
Au risque de passer pour tatillon, un peu d’ordre et de systématique dans l’emploi du terme « éthique » semblent être à l’ordre du jour, sous peine de perdre de vue toute signification cohérente. Le concept même de « produit éthique » est-il correct ? A strictement parler, non. Un objet ne peut être dit éthique, car l’éthique est une branche de la philosophie qui s’intéresse au comportement ou à l’action juste. Les différentes sous-catégories de l’éthique appliquée le montrent au travers de leur dénomination : éthique des affaires, éthique biomédicale ou éthique environnementale. Tous ces concepts mettent en avant un comportement humain (avec d’autres humains, des animaux, la nature) et renvoient aux critères suivant lesquels celui-ci peut être dit juste.
Les premières protestations se font entendre. Je joue sur les mots, car « produit éthique » décrit bien entendu un produit fabriqué selon des normes éthiques. Et vu que les normes ont pour but de cadrer l’action humaine, le terme éthique est ici correctement employé. S’agit-il d’un simple raccourci linguistique, sans autre danger sous-jacent ?
La formule complète « fabriqué selon des normes éthiques » indique que l’emploi du terme « éthique » pour lui-même reste limité. A lui seul, comme dans « produit éthique », il n’indique rien de bien concret. En l’associant au terme « normes », on comprend que son emploi exige de donner un peu de substance. En affirmant que ce produit est « éthique », que veut-on dire ? Est-il produit selon des critères d’équité ? Les travailleurs qui le fabriquent sont-ils suffisamment payés ? L’environnement est-il pris en compte ? Le produit répond-t-il à une situation d’urgence (médicaments en cas d’épidémie) ?
Ces quelques interrogations pour montrer que qualifier un produit d’ « éthique », sans définir plus avant quelle position est défendue, ne permet en rien de clarifier le débat. Le terme jouit d’un certain prestige. Il n’empêche que seul, il ne signifie rien. Aucune force politique ou mouvement religieux n’a le monopole de la signification du terme éthique, par le simple fait que son emploi présuppose une position et une vision plus ou moins complète sur ce qu’est une action juste. Ce n’est qu’en connaissance de tels éléments qu’un débat fructueux entre les différentes positions peut s’engager.

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Johan Rochel

=> La version podcast de cette chronique (disponible sur www.quoique.ch) a été diffusée le mercredi 25 mars 2009 dans l'émission "Médialogues" de la Radio Suisse Romande. Elle est disponible à l'adresse suivante: http://www.rsr.ch/la-1ere/medialogues

mercredi 25 février 2009

Meurt, mais ne disparaît point.

Des êtres chers meurent et disparaissent. Ils laissent derrière eux un vide béant, entraînant les proches dans un abîme de tristesse. L’adieu est parfois abrupt, quand il tombe comme un couperet que l’on ne saurait prévoir. A l’inverse, l’au revoir est parfois long. La barque s’éloigne de la rive, un contact lentement perdu avec un bateau à la dérive.

A travers des personnes âgées souffrant d’Alzheimer, on prend conscience de la douleur que représente ce départ non consenti vers un ailleurs dont on ne sait même pas s’il existe. On crie, on hurle, on supplie, car on aimerait attacher la personne à ce seul mot d’ordre : reste telle que tu as été, ne deviens pas cet Autre que je ne connais pas. L’espace d’un moment, notre esprit ne veut de cette réalité, tant habitué à identifier l’être aimé et la représentation que nous avions de lui. Le corps est là, l’être n’est plus. La personne meurt, mais ne disparaît point. Un deuil blanc.
On peut alors passer son chemin. Penser que la relation n’est plus possible, et qu’il vaut mieux ne garder de l’être aimé que les souvenirs d’une personne devenue ombre. Alors on se côtoie, non sans affection parfois, mais le cœur n’y est plus. Le trépas a comme gagné une petite bataille sur la vie. On bat en retraite, solidement protégé par les remparts d’un passé que l’on pense inébranlable.

Mais on peut également refuser de perdre cette bataille sans l’avoir menée. La relation d’antan n’est plus, que vive le présent ! Dans une infinie tendresse, tenter de retrouver le chemin de l’être aimé, même si rien ne sera plus comme avant. Cette illusion du retour à l’âge d’or a d’ailleurs disparu. Seul compte le présent d’une relation entre deux êtres.
Et l’un ne reste pas sur la rive tandis que la barque s’éloigne. Il manque une deuxième barque à cette allégorie, que l’on emprunte pour accompagner l’être aimé, dans une relation sans cesse renouvelée. Surtout pour le non-croyant, le défi est d’une incroyable difficulté. Car il ne peut se réjouir que l’être aimé s’approche d’une fin qu’il assimile à un grand black-out. Sortie des artistes, tour de piste terminé. Sans regret pour une relation qui fut, sans attente pour une relation qui est, toujours à se ré-approprier un présent fuyant, n’est-ce pas là notre seule chance d’une séparation sans séquelles futures ?

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Johan Rochel

mardi 3 février 2009

De l’illusion individuelle au défi global

Deuxième et dernière partie d'une chronique sur le changement climatique.

Après avoir tenté de montrer dans ma dernière chronique que le rapport du panel d’experts des Nations Unies – le GIEC – nous fournissait les bases satisfaisantes d’une discussion sur le thème du changement climatique, je m’attache aujourd’hui à observer les réactions provoquées par le défi climatique.
Dans un livre intitulé Les guerres du climat*, Harald Welzer différencie trois niveaux de réaction, qui ne s’excluent pas mutuellement, mais qui plus ou moins reflètent notre souhait de conserver un contrôle sur la situation. Pour le psychologue et sociologue allemand, toutes nos réponses se caractérisent par notre tendance naturelle à diminuer la dissonance entre nos attentes et ce que la réalité nous renvoie. Bien souvent, plutôt que de réviser nos attentes, nous préférons fermer les yeux ou modifier certaines de nos perceptions de la réalité.

Le premier niveau de réaction se situe dans l’action individuelle. On retrouve trace de cet état d’esprit dans les livres ou brochures listant les 101 astuces pour sauver la planète dans les gestes quotidiens. Cette seule approche est au mieux insuffisante, au pire une dangereuse illusion. Certes, éteindre la lumière en sortant de la cuisine fait du bien et permet une petite économique d’énergie : il n’en reste pas moins que le geste est en complète inadéquation avec l’importance et l’échelle du défi qui nous fait face (toujours sur la base du rapport du GIEC). Selon Welzer, il est aisé de comprendre pourquoi ce niveau d’action nous attire particulièrement : il simplifie de manière grotesque la complexité des interactions et résout la question des responsabilités de façon à ce que le problème reste à portée de tous. La dissonance entre notre volonté de maîtriser ou de nier le problème et l’incroyable échelle du défi se trouve réduite à une portion congrue.
En agissant uniquement de la sorte, c’est toutefois toutes les responsabilités collectives – entre autres entreprises et collectivités publiques – qui sont passées sous silence. La dimension globale du défi qui nous fait face échappe également entièrement à cette idéologie des recettes individuelles.

Le niveau étatique représente donc un complément indispensable au premier niveau. Par ex. au travers de programmes nationaux d’assainissement énergétique, les citoyens et les politiques tentent de parer au plus pressé. Ils tentent ainsi de conserver l’impression d’un contrôle sur la complexité de la situation. Sur ce deuxième niveau, les mesures entreprises sont déjà plus en rapport avec l’importance du challenge ; il n’en reste pas moins qu’elles ne rendent pas justice à l’aspect global du changement climatique.

Sans coordination internationale, les actions de chaque Etat sont nécessairement insuffisantes. D’après Welzer, c’est sur ce troisième niveau que la complexité des défis apparaît pleinement et que la perte de contrôle de chacune des entités sur la résolution du problème est la plus marquée. Malgré son développement croissant, le droit international ne peut encore jouer le rôle de coordinateur global, car il manque encore de relais institutionnels et, notamment, de moyens de rendre ses décisions obligatoires et non négociables à l’envi. D’après le scientifique allemand, le formidable défi du changement climatique pourrait toutefois donner le coup de rein nécessaire à la création de nouvelles entités supra-étatiques, comme les procès de Nüremberg et Tokyo ont préfiguré la création de la justice internationale dans l’immédiat après-guerre.

Johan Rochel
http://www.chroniques.ch/
* Harald Welzer, Klimakriege, Wofür im 21. Jahrhundert getötet wird, S. Fischer, 2008

samedi 24 janvier 2009

Science et climat : le retour du politique ?

Première partie d'une double chronique sur le changement climatique


Ecrire et prendre position sur la question du changement climatique n’est pas chose aisée, car la base même de la discussion se laisse difficilement posée. Avant d’aborder les réactions face au défi climatique dans ma prochaine chronique, discutons ici la base scientifique, pré requis d’un débat fructueux.

Doit-on faire confiance au rapport de 2007 du Groupe d’experts Intergouvernemental pour l’évolution du Climat des Nations-Unies (GIEC) ? Beaucoup s’en plaignent, dénonçant l’étouffement des voix scientifiques critiques et l’idéologie verte mise en place. Ces sceptiques ont l’avantage de rappeler que les systèmes étudiés se caractérisent par leur complexité et qu’il est souhaitable que la communauté scientifique critique avec vigueur les hypothèses avancées. Il est essentiel que les voix dissidentes puissent se faire entendre sans être clouées au pilori car, comme l’a montré Karl Popper, la science progresse par la mise en doute incessante des hypothèses avancées.

Le rapport du GIEC a toutefois plusieurs avantages, qui font de lui une base de discussion solide. Premièrement, il rassemble un nombre très conséquent de scientifiques, provenant des régions les plus diverses. Au moment de discuter un défi véritablement global, cette caractéristique possède une grande importance. Deuxièmement, il serait faux de croire que seuls les scientifiques ont influé sur sa rédaction. Le rapport est passé au travers d’un véritable processus de passoire politique. Dans cette phase intense de négociations, il n’est plus question de vérités scientifiques, mais plutôt d’intérêts, financiers ou géostratégiques par exemple. Et vu que chaque parti tente d’influencer la décision à son propre avantage – les Etats-Unis cherchant par exemple à limiter l’importance de tel paramètre dans l’analyse finale, afin de limiter leur responsabilité future –, il y a fort à parier que le résultat d’une telle procédure soit fortement conservateur. Il en va de manière semblable avant une prise de position officielle du conseil de sécurité de l’ONU, où la Chine va par exemple chercher par tous les moyens à minimiser la gravité et/ou l’importance des manifestations tibétaines. Les thèses osées et les prévisions peu sûres ne survivent pas à une telle étape. Vu que le GIEC s’occupe officiellement d’analyser et de rassembler les mesures et recherches existantes, c’est surtout sur la question du poids politique et du coefficient de certitude que le politique peut faire entendre sa voix. Par ce biais, les décideurs influent également la distribution des responsabilités et devoirs liés au changement climatique.
Troisièmement, le rapport du GIEC est fondamental pour penser en terme de principe de précaution. Si les experts, après passage au crible du politique, décrivent la situation actuelle en des termes précis, il relèverait de la malhonnêteté intellectuelle que de nier qu’il y a pour le moins une possibilité que les choses se développent dans la fourchette prévue (par ex. l’augmentation de la température). Face à l’existence de cette possibilité, et au vu des conséquences d’une telle prévision, le principe de précaution nous enjoint à prendre les mesures nécessaires, et ce même en restant sceptique face aux travaux du GIEC.

Johan Rochel
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lundi 5 janvier 2009

Commencer 2009 avec Orwell


La chronique de l’an nouveau possède un goût bien particulier. En ces temps rituels d’un nouveau départ, affranchi des vieilles torpeurs et propre à stimuler des projets inédits, la chronique donne le ton d’une re-naissance attendue avec impatience. Dans cet esprit, je n’ai trouvé meilleure entame qu’une petite piqûre de rappel administrée par George Orwell lui-même. Défenseur engagé de la liberté de pensée, l’auteur de 1984 ou de la Ferme des animaux - deux des plus marquantes fictions politiques du 20ème siècle - n’a rien perdu de sa superbe.
Comme l’expliquait le toujours excellent supplément culturel du journal Le Temps dans une édition récente, Georges Orwell fut un pratiquant convaincu de la chronique de société. Futiles ou importants, tous les sujets méritaient leur juste place dans ses courtes critiques des petites habitudes de la société anglaise. Le « je » qu’employait Orwell symbolisait plus que tout autre élément la radicale liberté de pensée du chroniqueur.
En usant de la première personne, l’auteur met en avant son honnêteté intellectuelle, exposant ses idées au feu croisé de tous ses détracteurs. Plus encore que la critique, il se place au-delà des avis bien entendus et des discours répétés, tentant d’apporter un éclairage propre sur le cours du monde. L’exercice peut paraître présomptueux ; il a toutefois le mérite de ne pas transiger sur l’exigence du penser par soi-même.
Comme l’écrit Orwell de manière cinglante, « le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. » Répéter des opinions comme le lecteur de disque émet des sons, c’est l’abandon de notre faculté de penser. Au 18ème siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant avait déjà formulé le principe premier de l’esprit des Lumières : « Aie le courage de penser par toi-même ». Plus qu’une simple possibilité, cet appel prend la forme d’une exigence pour qui veut penser de manière autonome et responsable.
Guidé par cette quête de liberté de vues et d’esprit jamais terminée, le « je » d’Orwell ne fait pas de quartier sur le terrain du combat d’idées. Dans cette tradition, c’est également à vous lecteurs de piquer au vif le chroniqueur qui tend à s’oublier. Certains l’ont fait en 2008, et il ne me reste qu’à espérer que beaucoup d’entre vous prendront la plume en 2009. A nous tous, je souhaite de fructueux échanges.

Johan Rochel
www.chroniques.ch