mardi 22 mai 2012

Transformer les Suisses en machines à voter?

Article paru dans Le Temps du 22 mai 2012.

Le 17 juin prochain, le souverain est appelé à se prononcer sur la première initiative populaire lancée par l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN), intitulée «Les traités internationaux devant le peuple». Elle propose de soumettre quatre nouvelles catégories de traités internationaux au référendum obligatoire, synonyme de passage aux urnes automatique et de double majorité peuple et cantons. Et les initiants ont su adopter un slogan aussi simple qu’efficace, à la hauteur de leurs ambitions: plus de démocratie en matière de politique étrangère! En grattant la surface, il apparaît que la proposition de l’ASIN est loin d’être un vrai projet démocratique. Deux aspects sont particulièrement problématiques et reflètent une conception erronée de l’exercice démocratique: le caractère automatique et la double majorité peuple-cantons.

L’initiative propose de rendre la votation populaire automatique pour quatre nouvelles catégories de traités internationaux. La tenue d’une votation ne sera donc plus fonction de l’intérêt des citoyens – elle sera décidée sur la base de critères arbitraires. Cela représente un double problème: premièrement, sur le contenu des initiatives soumises au peuple, deuxièmement, sur la compétence du peuple de décider ce qui mérite un débat public. Au-delà d’une augmentation significative du nombre de votations, la proposition de l’ASIN touchera nombre d’accords internationaux incontestés. Sur le plan du contenu, il y aurait tout d’abord les objets parfois très techniques. A ce titre, les exemples fleuris ne manquent pas, comme la votation qui aurait eu lieu sur l’arrêté fédéral portant approbation de la Convention internationale révisée pour la protection des obtentions végétales et à la modification de la loi sur la protection des variétés et de la
loi sur les brevets d’invention (2007). Les objets incontestés ne manqueraient également pas, à l’exemple de l’arrêté fédéral portant approbation de la Convention des Nations unies contre la corruption (2009) ou la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (2008). Vu l’importance croissante des traités internationaux pour la Suisse, les cas similaires seront légion dans le futur.

Mais le problème est plus grave: c’est notre compétence de citoyen de décider quels sujets méritent une votation populaire qui est remise en question. Notre tradition démocratique repose sur notre faculté de citoyens à nous saisir d’un sujet méritant un débat public. C’est bien sûr le cas de l’initiative populaire, mais également du référendum facultatif: tous deux permettent de donner corps à la demande de débattre sur la place publique d’une question jugée pertinente. Par là même, ces outils démocratiques répondent à notre aspiration fondamentale: l’assurance de l’indépendance. En plus du choix de nos représentants – le législateur –, nous conservons une importante garantie d’indépendance en assurant une possibilité immédiate de débattre d’un sujet. Automatiser ce choix pour un nombre très important de traités internationaux revient à une négation de cette aspiration à l’indépendance.L’infantilisation à des fins pseudo-démocratiques guette.

Mais le caractère faussement démocratique de l’initiative ne se limite pas à cet aspect. L’imposition d’un référendum obligatoire se traduit aussi par l’exigence de la double majorité du peuple et des cantons. Pour jauger cette conséquence, rappelons que la conception de la démocratie suisse comme assemblée des citoyens et des cantons trouve sa source et sa justification dans l’histoire confédérale de notre pays. Au lendemain des tensions fratricides du milieu du XIXe siècle, elle visait à garantir une cohabitation pacifiée, notamment pour les minorités linguistiques et religieuses. Cette justification n’enlève en rien la tension avec le principe démocratique fondamental: une voix par citoyen. En renforçant le poids plus que proportionnel des petits cantons, la double majorité va à l’encontre de cet idéal démocratique.

Cette tension est reconnue et elle est la cible constante de critiques "progressistes" qui voient dans la double majorité un facteur de conservatisme institutionnel. Que l’on partage ou non ces critiques, il reste que chercher à étendre l’exigence de double majorité nécessite un argumentaire solide que les initiants n’ont pas fourni. A fortiori, la question des engagements internationaux de la Suisse est un cas très délicat. En effet, la Suisse ne peut faire valoir un argument fédéraliste pour se soustraire à ses engagements internationaux: la Suisse s’engage dans son entier, parlant d’une même et seule voix. Comme dans toutes les procédures législatives, les cantons ont voix au chapitre lors de la consultation. Dans ce cas, comment justifier que les voix de certains comptent plus que d’autres en termes de poids politique? Outre une volonté affichée de bloquer le plus possible l’action de la Suisse à l’étranger, les initiants n’ont pour l’heure fourni aucun argument visant à soutenir cet aspect antidémocratique.

Au final, l’initiative nous confronte à une question centrale: quelle démocratie voulons-nous en matière de politique étrangère? L’ASIN répond par une position antidémocratique: automatiser l’appel aux urnes et renforcer le poids plus que proportionnel de certains citoyens. Cette vision va profondément à l’encontre de la tradition démocratique helvétique et ne représente aucunement une amélioration du cadre légal actuel. Ce cadre, par l’intermédiaire du référendum facultatif, nous permet d’avoir les moyens de contrôler les choix effectués à Berne. A raison, nous voulons garantir notre indépendance en gardant le pouvoir décisionnel sur les choix importants de politique étrangère. Lorsque nous estimons une question pertinente, et seulement dans ce cas, nous voulons pouvoir en débattre sur la place publique. La démocratie est un exercice trop précieux pour être galvaudé par des sujets peu intéressants ou peu disputés.

Johan Rochel

lundi 7 mai 2012

Le Québec et ses immigrants – leçon de responsabilité pour le politique


La ville de Montréal brille, surprend et dérange tout à la fois par le tableau coloré qu’elle offre aux visiteurs. Une plongée au cœur de ce multiculturalisme affiché et revendiqué renvoie aux Européens un effet miroir dérangeant. Parmi d’autres aspects, la sérénité du discours politique et social autour des immigrants détonne avec la violence qui se déchaine en Europe. Tout n’est pas rose pour la population du Québec, encore moins pour les immigrants. Mais le discours politique sur l’immigration est raisonnable. La venue et la présence d’immigrants sont traitées comme des questions politiques normales, au même titre que toutes les questions de société. La preuve la plus fragrante : au Québec, il n’existe pas de parti politique de droite ou d’extrême droite de taille pertinente basant son programme sur la dénonciation du problème de l’immigration. L’UDC et les moutons noirs ? Sarkozy faisant du pied à Marine sur l’identité nationale ? Cameron proposant un xème tour de vis ? Pas de ça au Québec. 

J’ai interrogé toutes les personnes rencontrées, du coiffeur au voisin de bar en passant par la chercheuse universitaire : comment expliquer ce discours pacifié sur l’immigration ? Plusieurs éléments de réponses ont été récurrents : le rapport très identitaire à l’immigration de tous les habitants du Québec (à l’exception des peuples autochtones, tous sont des immigrants), le rapport aux immenses espaces, l’esprit de découverte propre à l’Amérique du Nord. Mais la partie essentielle de la réponse se trouve certainement dans la reconnaissance de l’apport bénéfique de l’immigration. Pas besoin de verser dans un multiculturalisme naïf pour reconnaître la valeur économique, culturelle et sociale inestimable des migrants, ainsi que les avantages, par essence non-mesurables, d’une plus grande diversité au sein d’une société. L’ensemble des forces politiques du Québec répètent ainsi depuis 30 ans le même message : l’immigration est essentielle pour nous, elle est dans notre intérêt et nous remercions les immigrants pour leurs apports. De plus, nous sommes fiers de notre tradition humanitaire d’aide aux réfugiés.

C’est la vraie leçon québécoise : l’inéluctable ne l’est qu’en apparence. En Suisse et en Europe, il n’apparaît plus possible de penser le discours politique sans le « problème » de l’immigration : les deux seraient comme consubstantiels. Mais le Québec nous montre que le prétendu « inéluctable » renvoie au fond à la responsabilité des acteurs politiques. L’appel sonne clair : les partis politiques défenseurs de l’idée d’une société ouverte et responsable ont les moyens de pacifier le débat sur l’immigration. Pour cela, il ne s’agit pas de reconnaître la valeur de cette immigration du bout des lèvres comme étant « nécessaire à l’économie », mais de la reconnaître franchement et ouvertement : sans les immigrants, notre prospérité économique et culturelle serait impossible. 

A court terme, cela décevra certains électeurs attirés par les sirènes des partis faisant leur beurre de cette dénonciation perpétuelle. Mais les autres formations ne devraient pas faire de faux calculs. A terme, le bloc majoritaire se reconnaissant autour d’une Suisse ouverte et responsable sera à même d’imposer une pacification des discussions politiques sur l’immigration. Notre rapport à l’Autre sera alors traité comme une question politique normal. En politique comme dans la rencontre avec cet Autre, le premier pas pourrait être le plus dur.

Johan Rochel
www.chroniques.ch