lundi 12 mars 2012

Plaidoyer pour des changements de perspectives


Il est sur scène et tient à la main une tablette électronique de la marque à la pomme. Il montre au public une histoire sous forme de dessins animés : un couple, des enfants, la vie d’une famille « ordinaire ». Grâce à la magie technologique, il secoue sa tablette et une nouvelle histoire prend forme sous les yeux de l’assistance. La famille « ordinaire » cède sa place à une famille arc-en-ciel : deux papas, des enfants, la vie d’une famille sortant de l’ordinaire, avec ses joies et ses malheurs propres. L’exercice se poursuit à l’infini, de combinaisons en aventures nouvelles. 

Que veut démontrer M. Raghava, le créateur de cet étonnant programme ? Il entend illustrer comment rendre possible le changement de perspectives. Les possibilités d’application sont immenses. Elles englobent fiction, pédagogie, politique, histoire. Qui n’a jamais rêvé, d’un simple clic, de changer à volonté sa perspective sur un conflit ou une bataille ? Le mur israélien en Palestine vu tantôt de Jérusalem, tantôt des Territoires occupés : peut-on rêver meilleure façon d’approcher une question disputée ?

Mais l’intérêt du changement de perspectives va plus loin qu’un simple attrait pédagogique. Selon M. Raghava, il nous faut apprendre de manière systématique à varier nos angles de vue, à compléter notre propre vision des choses par l’opinion qu’ont les autres d’une même réalité. A n’en pas douter, cet exercice nous permettrait de développer une opinion plus balancée, porteuse d’un meilleur consensus. Ces changements favoriseraient également la créativité, en laissant apparaitre l’immensité du champ des possibles. Mais plus fondamentalement encore, cette faculté rendrait possible l’empathie. En permettant de se glisser dans la peau d’un autre, ce changement de perspectives ouvre à la compréhension de la souffrance de l’autre. Il permet la projection dans la souffrance de l’autre. L’être humain devient meilleur en ce qu’il s’ouvre à la vision d’autrui, faisant sienne ses joies et ses déboires. Non pas qu’il vive pour autrui, mais plutôt qu’il enrichisse sa vie par autrui.

M. Raghava est Pakistanais. Il veut développer son programme de façon à pouvoir varier les perspectives sur le conflit qui oppose son pays à l’Inde. Ce faisant, il espère favoriser le sentiment d’empathie à l’égard de ses demi-frères ennemis et apporter sa modeste pierre à la résolution du conflit. Et si nos politiciens, nos pédagogues, nous tous, nous tentions cette aventure du changement de perspectives, n’en ressortirions-nous pas grandis ?

Johan Rochel
www.chroniques.ch

mercredi 7 mars 2012

Garantir les droits fondamentaux tourne au dilemme politique

Cet article a été publié dans "Le Temps" du 7 mars 2012. 

Le 29 février est par essence un jour particulier. La cuvée 2012 pourrait le transformer en jour très particulier pour les droits populaires helvétiques. Le Conseil des Etats a en effet accepté la motion déposée par la Commission des institutions politiques du Conseil national portant sur les mesures visant à garantir une meilleure compatibilité des initiatives populaires avec les droits fondamentaux (11.3468). Acceptée grâce au vote prépondérant du président, la motion a profondément divisé le Conseil des Etats. 

En précisant les conditions d’invalidation d’une initiative populaire, la motion touche au cœur des droits populaires. Elle propose d’invalider les initiatives contraires à « l'essence des droits fondamentaux de la Constitution fédérale ou l'essence des droits inscrits dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ». De plus, elle prévoit un examen matériel préliminaire débouchant sur la mise en place du fameux « sigle d’avertissement » sur les formulaires de récolte de signatures. Selon la proposition du Conseil fédéral, la décision d’apposer ce sigle serait prise par la chancellerie fédérale. Il est à noter que cet aspect de la motion avait déjà été approuvé auparavant et n’a pas fait l’objet d’un nouveau débat durant la présente session. 

Il importe tout d’abord de dire le plus clairement possible que la motion s’attaque à une problématique centrale pour la pérennité des droits populaires. Pour cette raison précise, la motion doit être saluée. Néanmoins, les propositions concrètes qu’elle contient pourraient s’avérer profondément contreproductives et bien souvent dénuées de portée pratique. 

La motion pose deux types de problèmes fondamentaux. La première difficulté relève du profond manque de clarté dont la motion est porteuse. Les concepts d’ «essence des droits fondamentaux de la Constitution fédérale » et d’ « essence des droits inscrits dans la CEDH  » sont l’œuvre d’une imagination législative certes intéressante, mais démocratiquement douteuse. En effet, ce manque de précision dans les critères permettant l’invalidation ramène cette question absolument vitale au cœur des luttes politiques. Par effet de ricochet, ce projet rappelle que le Parlement, marqué par de profondes divergences politiques, est une instance peu adéquate pour juger d’une question essentiellement juridique.

Ce manque de clarté débouche sur deux problèmes connexes. D’une part, cette proposition semble suggérer que seule l’ « essence » des droits fondamentaux doit être sauvegardée des dérives des droits populaires. Outre l’imprécision inhérente à ce concept d’ « essence », cela dénote une compréhension tronquée de ce que représentent les droits fondamentaux en tant que garanties fondamentales de la liberté et de l’autonomie individuelles. Notre Etat de droit se doit de respecter la totalité des droits fondamentaux inscrits dans sa Constitution – et non leur seule « essence ». La Suisse s’est engagée à respecter la Convention Européenne des droits de l’homme dans son ensemble - et non la seule « essence » de ces droits. D’autre part, quant à la portée pratique de la motion, aucune des récentes initiatives jugées problématiques (internement à vie, minaret, renvoi des criminels étrangers) ne serait touchée par ces nouveaux critères. Le danger d’activisme politique sans effet réel doit faire réfléchir le législateur. Au plus tard au moment d’affronter les urnes, cet argument reviendra comme un boomerang. 

Résumons : même si elle s’attaque à une question importante, la motion est porteuse de trop d’incertitudes. L’idée d’apposer un avertissement souffre du même syndrome. Loin de participer à un effort d’information ou de sensibilisation, ce sigle pourrait apporter de l’eau aux moulins de personnes cherchant de manière délibérée à transgresser les limites. En guise d’illustration, il suffit de s’imaginer l’effet d’un tel sigle sur les formulaires de signature de l’initiative contre les minarets. 

Acceptée par les deux Conseils, la motion est maintenant transmise au Conseil fédéral. Celui-ci peut proposer une réforme de la Constitution, mais peut également revoir sa position et proposer une autre alternative. La question prend la forme d’une sorte de dilemme politique : faut-il reculer pour mieux sauter ou profiter d’une fenêtre d’opportunités politiques unique pour faire passer des propositions pour le moins peu claires et potentiellement contreproductives ? 

S’il décide de changer son fusil d’épaule, le Conseil fédéral serait bien inspiré de mettre l’accent sur la protection a posteriori des droits fondamentaux, et non sur la seule limitation des droits populaires. Dans une étude publiée à ce sujet, foraus – Forum de politique étrangère a montré quelle forme pouvait prendre une éventuelle norme de conflit entre protection des droits fondamentaux et initiatives problématiques (www.foraus.ch). Si le Conseil fédéral poursuit sur la voie tracée par cette motion, il doit impérativement prendre en compte les éléments suivants. Premièrement, il doit circonscrire aussi clairement que possible les critères d’invalidation. Si les concepts d’ « essence » des droits de la Constitution et de la CEDH ne peuvent être précisés, d’autres options doivent leur être préférées. De plus, si la décision d’apposer un sigle est le fait de la chancellerie fédérale, elle doit être impérativement accompagnée d’une possibilité de recours. Ironiquement, il en va des droits fondamentaux des initiants ! 

Johan Rochel
Vice-président du foraus – Forum de politique étrangère