Cet article a été publié dans "Le Temps" du 7 mars 2012.
Le 29 février est par essence un jour particulier. La cuvée 2012
pourrait le transformer en jour très particulier pour les droits populaires
helvétiques. Le Conseil des Etats a en effet accepté la motion déposée par la
Commission des institutions politiques du Conseil national portant sur les mesures visant à garantir une meilleure
compatibilité des initiatives populaires avec les droits fondamentaux (11.3468). Acceptée grâce au vote prépondérant du
président, la motion a profondément divisé le Conseil des Etats.
En précisant les conditions d’invalidation d’une initiative populaire,
la motion touche au cœur des droits populaires. Elle propose d’invalider les
initiatives contraires à « l'essence
des droits fondamentaux de la Constitution fédérale ou l'essence des droits
inscrits dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) ». De plus, elle prévoit un examen matériel préliminaire débouchant sur la
mise en place du fameux « sigle d’avertissement » sur les formulaires
de récolte de signatures. Selon la proposition du Conseil fédéral, la décision
d’apposer ce sigle serait prise par la chancellerie fédérale. Il est à noter
que cet aspect de la motion avait déjà été approuvé auparavant et n’a pas fait
l’objet d’un nouveau débat durant la présente session.
Il importe tout d’abord de dire le plus clairement possible que la
motion s’attaque à une problématique centrale
pour la pérennité des droits populaires. Pour cette raison précise, la motion
doit être saluée. Néanmoins, les propositions concrètes qu’elle contient
pourraient s’avérer profondément contreproductives et bien souvent dénuées de
portée pratique.
La motion pose deux types de problèmes fondamentaux. La première
difficulté relève du profond manque de clarté dont la motion est porteuse. Les
concepts d’ «essence des
droits fondamentaux de la Constitution fédérale » et d’ « essence des droits inscrits dans la CEDH » sont l’œuvre d’une imagination
législative certes intéressante, mais démocratiquement douteuse. En effet, ce manque
de précision dans les critères permettant l’invalidation ramène cette question
absolument vitale au cœur des luttes politiques. Par effet de ricochet, ce
projet rappelle que le Parlement, marqué par de profondes divergences
politiques, est une instance peu adéquate pour juger d’une question
essentiellement juridique.
Ce manque de clarté débouche sur deux problèmes connexes. D’une part,
cette proposition semble
suggérer que seule l’ « essence » des droits fondamentaux doit
être sauvegardée des dérives des droits populaires. Outre l’imprécision
inhérente à ce concept d’ « essence », cela dénote une
compréhension tronquée de ce que représentent les droits fondamentaux en tant
que garanties fondamentales de la liberté et de l’autonomie individuelles. Notre
Etat de droit se doit de respecter la totalité des droits fondamentaux inscrits
dans sa Constitution – et non leur seule « essence ». La Suisse s’est engagée à respecter la
Convention Européenne des droits de l’homme dans son ensemble - et non la seule
« essence » de ces droits. D’autre part, quant à la portée pratique
de la motion, aucune des
récentes initiatives jugées problématiques (internement à vie, minaret, renvoi
des criminels étrangers) ne serait touchée par ces nouveaux critères. Le danger
d’activisme politique sans effet réel doit faire réfléchir le législateur. Au plus tard au moment d’affronter les urnes, cet
argument reviendra comme un boomerang.
Résumons : même si elle s’attaque à une question importante, la motion
est porteuse de trop d’incertitudes. L’idée d’apposer un avertissement souffre
du même syndrome. Loin de participer à un effort d’information ou de
sensibilisation, ce sigle pourrait apporter de l’eau aux moulins de personnes cherchant
de manière délibérée à transgresser les limites. En guise d’illustration, il
suffit de s’imaginer l’effet d’un tel sigle sur les formulaires de signature de
l’initiative contre les minarets.
Acceptée par les deux Conseils, la motion est maintenant transmise au
Conseil fédéral. Celui-ci peut proposer une réforme de la Constitution, mais
peut également revoir sa position et proposer une autre alternative. La
question prend la forme d’une sorte de dilemme politique : faut-il reculer
pour mieux sauter ou profiter d’une fenêtre d’opportunités politiques unique pour
faire passer des propositions pour le moins peu claires et potentiellement
contreproductives ?
S’il décide de changer son fusil d’épaule, le Conseil fédéral serait
bien inspiré de mettre l’accent sur la protection a posteriori des droits fondamentaux, et non sur la seule
limitation des droits populaires. Dans une étude publiée à ce sujet, foraus – Forum de politique étrangère a montré quelle forme pouvait prendre
une éventuelle norme de conflit entre protection des droits fondamentaux et initiatives
problématiques (www.foraus.ch). Si le Conseil fédéral poursuit sur la voie
tracée par cette motion, il doit impérativement prendre en compte les éléments
suivants. Premièrement, il doit circonscrire aussi clairement que possible les
critères d’invalidation. Si les concepts d’ « essence » des droits de
la Constitution et de la CEDH ne peuvent être précisés, d’autres options
doivent leur être préférées. De plus, si la décision d’apposer un sigle est le
fait de la chancellerie fédérale, elle doit être impérativement accompagnée d’une
possibilité de recours. Ironiquement, il en va des droits fondamentaux des
initiants !
Johan Rochel
Vice-président du foraus –
Forum de politique étrangère