samedi 24 novembre 2012

Libre-circulation et non-discrimination : un binôme à haut potentiel



Les universités suisses ont-elles le droit d’exiger des frais d’inscription plus élevés pour les étudiants venus de l’Union européenne (UE) ? Le débat relancé début novembre par la professeure Astrid Epiney (université de Fribourg) semble avoir fait long feu. Dommage, car sous l’apparence d’une question de détails, il touche au cœur de la dynamique mise en place par l’accord de libre-circulation des personnes. Une dynamique dont tous les acteurs politiques suisses ne semblent pas avoir saisi l’ampleur et le potentiel. 

Dans son principe, l’argument avancé repose sur un binôme à haut potentiel : la libre-circulation des personnes et l'interdiction de discriminer sur la base de la nationalité. Si les Suisses et les Européens ont la volonté d’accorder une véritable liberté de circuler, alors il devrait être interdit de discriminer dans les domaines qui pourraient avoir une influence sur cette liberté. Le contraire reviendrait à vider de sa substance l’idée de libre-circulation. En effet, qui serait intéressé à profiter de cette libre-circulation si les employeurs peuvent traiter différemment les Suisses et les Européens ou si les conditions-cadres sont plus défavorables aux nouveaux-venus ? 

Relativiser l’interdiction de discriminer serait synonyme d’une libre-circulation incapable de développer son immense potentiel. Qu’il suffise de jeter un coup sur ses effets au sein de l’UE pour juger sur pièce. Sur le plan économique, la libre-circulation crée les conditions permettant aux forces de travail de répondre à un besoin de main-d’œuvre là où il se fait sentir. Sur le plan politique, elle permet une transformation progressive des frontières, dessinant une Europe où employeurs et employés se retrouvent par-delà les appartenances nationales. Peu à peu, la logique de la nationalité fait place au statut de citoyen européen traité sur un pied d’égalité. 

De manière similaire, la libre-circulation entre la Suisse et l’UE fait peu à peu apparaître un nouvel espace juridique et politique. Même si elle est centrée sur la vie économique – seules peuvent migrer les personnes au bénéfice d’un contrat de travail – la libre-circulation déploie des effets dans des domaines parfois inattendus, à l’exemple des taxes universitaires. Par voie de ricochet, le binôme touche alors à tous les domaines ayant une influence sur l’activité économique. 

Prenant acte de ces multiples effets, on peut déplorer une perte d’indépendance nationale – je propose d’y voir plutôt les premiers signes tangibles d’un ensemble juridique et politique porté par un idéal de libertés. Car si la marge de manœuvre nationale se modifie, les citoyens voient leur horizon d’opportunités et de choix s’élargir. 

Johan Rochel

lundi 29 octobre 2012

De la démocratie en Amérique – bis repetita



Au fil des analyses, l’observation a pris la forme d’une boutade : nous devrions tous pouvoir voter lors de la prochaine élection américaine. Le futur résident de la maison blanche exerce une telle influence sur le monde que chacun se sent appeler à donner son avis. En d’autres mots, choisir le président américain, c’est un peu l’affaire de tous. 
 
Comment expliquer cette intuition « démocratique » ? Fondamentalement, il s’agit de reconnaître l’influence qu’exerce le président américain sur l’ensemble de cette planète. Pour certains, il s’agit d’une influence directe, à l’image des migrants mexicains qui attendent la fameuse réforme de l’immigration promise par Obama. Cette influence est également très importante lorsque le président, dans ses habits de commandant en chef, décide ou non de frapper la Syrie (et d’entrainer ses alliés). Elle l’est également lorsque les Etats-Unis refusent de signer la convention de Kyoto, participant ainsi à l’aggravation de la crise climatique. 

Si cette influence est indéniable, permet-elle de justifier un droit de participation démocratique ? Les migrants mexicains, les alliés militaires et tout un chacun devraient-ils être associés à la votation américaine sous couvert qu’ils sont influencés par le résultat du vote? Certains théoriciens de la démocratie pensent qu’une telle piste devrait être suivie. Quoiqu’il en soit sur le fond, elle apparaît en tous les cas difficilement réalisable. Nous passerions notre temps aux urnes dans une sorte de grande démocratie globale.    

A défaut de cette solution « extrême », notre intuition révèle la puissance de l’idéal démocratique : les individus soumis à l’influence d’une autorité devraient avoir un moyen de faire entendre leurs voix et leurs intérêts. Le cœur de cet idéal semble être de diminuer les risques de domination, ces situations où nous sommes à la merci des décisions prises par d’autres, sans possibilité de faire valoir notre avis. De nombreuses constellations de notre quotidien pourraient être interrogées à la lumière de cet idéal démocratique. Pensons au fonctionnement de l’économie: comment organiser l’entreprise de manière à prendre des décisions tout en étant attentif aux besoins et intérêts des collaborateurs ? Pensons au droit de vote des étrangers présents en Suisse : comment faire en sorte que leurs intérêts sont pris en compte au moment de décider d’une loi qui s’appliquera à tous, même à ceux qui n’ont pas le droit de participer ? Pensons à notre politique étrangère : comment s’assurer que nous tenons compte des individus ou pays qui seront influencés par nos choix ? Les défis démocratiques sont posés. Comme Tocqueville dans l’Amérique du 19è, il ne nous reste plus qu’à nous mettre en chemin.  
Johan Rochel
www.chroniques.ch


vendredi 28 septembre 2012

Fenêtre avec vue sur le Valais



Vue de Suisse allemande, l’actualité valaisanne est marquée par des événements, des réactions, des prises de position qui, au mieux, surprennent et au pire, dérangent. En cherchant un dénominateur commun, l’observateur externe en vient à penser qu’il s’agit d’un problème de rapport à l’Autre, à l’étranger. Les deux constellations les plus paradigmatiques, à savoir l’affaire Weber et l’affaire Varone, peuvent être analysées à l’aune de ce prisme. 

La campagne et les suites de la votation Weber ont montré la difficulté du Valais à se mettre à la place de l’Autre. Cet Autre est ici Suisse, mais néanmoins étranger car il appartient à cette construction de la Suisse des « citadins ». Dans l’affaire Varone, l’Autre prend la forme plus classique de ce qui est non-Suisse, allant d’un système juridique qui n’en a que le nom à des mœurs aussi incompréhensibles que stupides. Mais dans cette affaire, l’étranger « suisse » est également présent sous forme de médias trop entreprenants et d’esprits chagrins, venant fouiner les habitudes du vieux pays.

Que faut-il déduire dans ce rapport très tendu à l’étranger ? Comme dans toutes les exacerbations communautaires, il y a négation des identités. C’est le règne du « nous » contre le « eux ». La porte ouverte au Valaisan des clichés, que l’on élabore différemment au gré des situations : tantôt anti-écolo, tantôt anti-turc, toujours fermé et rebelle. Une logique de blocs granitiques irréconciliables se met en place. Dans cette logique, plus de place pour le quart de votants valaisans qui ont soutenu Weber, plus de place pour les médias critiques face à l’attitude d’un magistrat, plus de place pour un Pascal Couchepin demandant des garanties. Les individualités disparaissent au profit d’une majorité à l’esprit grégaire et à la vue bien courte. 

Cette négation des identités s’accompagne d’un discours victimaire que l’on n’a d’autre choix que de boire jusqu’à la lie. Remettre la faute sur le « eux », c’est nier l’apport bénéfique de cet Autre. La logique victimaire et identitaire n’autorise pas les demi-mesures : la Suisse « citadine » est soit avec le Valais, soit contre lui. Comment dès lors réconcilier et penser ensemble la péréquation financière et les avantages que le Valais en tire avec le vote sur l’initiative Weber ?  La logique à l’œuvre ne le permet pas : soit avec, soit contre. Quant aux responsables, ils ont bien sûr tout intérêt à cette prétendue unité dans l’adversité. Sitôt que cette fiction apparaîtra pour ce qu’elle est, une discussion rationnelle sur les fautes commises par certains pourra débuter.

Mais la logique victimaire et identitaire a une conséquence encore plus néfaste : elle oppresse toute capacité de résilience. L’accusation fallacieuse et la flagellation prennent le pas sur l’innovation et les solutions. Comment (oser) repenser le futur ? Il n’y a d’autre choix que de s’engager sur le chemin de l’exercice démocratique véritable. Pas celui qui isole, mais celui qui prend acte que le Valais est membre d’un Etat fédéral, lui-même est au cœur de l’Europe. Pas celui de la voix unique, mais celui de canaux d’informations qui relaient la diversité et la complexité.  Pas celui de l’esprit grégaire, mais celui qui cherche à intégrer et à encourager – et non pas à tolérer – les opinions critiques et dérangeantes. 

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 24 septembre 2012

Une leçon de féminisme pour l'automne

Une amie m’a fait parvenir un texte traitant de la compatibilité entre carrière professionnelle et vie de famille. Mon intérêt a déjà été éveillé par le mail lui-même. Mon amie y décrivait comment elle avait découvert le texte et les réflexions troublantes qu’il avait provoquées chez elle. Elle concluait en disant qu’il s’agissait d’une lecture stimulante et intéressante, notamment parce que le texte n’était pas féministe. Je tombe toujours des nues de voir à quel point le féminisme est mal connoté : comment une jeune femme de 30 ans, à l’aube d’une brillante carrière, peut-elle faire circuler un texte sur les problèmes de conciliation entre vie professionnelle et vie de famille tout en se disant non féministe ? Le mot a perdu son sens, laissant tous ceux qui se battent pour plus d’égalité orphelins d’un étendard commun. Il est urgent de forger une nouvelle bannière réunissant femmes et hommes dans un combat pour l’égalité de fait.

Le texte lui-même a également tenu toutes ses promesses ! Écrit par une professeure de droit de la prestigieuse université de Princeton, le texte pose un constat qui devrait inspirer toutes nos discussions politiques : les structures du monde du travail empêchent (toujours) une bonne conciliation entre vies professionnelle et familiale. Les quelques femmes et hommes exceptionnels qui parviennent à coupler de manière satisfaisante ces deux aspects ne devraient pas être transformés en standards. Il s’agit bien souvent de personnalités hors normes. Plutôt que le traditionnel hymne aux modèles, le plaidoyer de l’auteure s’attaque frontalement aux incitatifs mis en place par nos structures : trop de présence obligatoire sur le lieu de travail, culte de l’heure supplémentaire, encouragement à sacrifier sa vie pour l’employeur, voyages incessants. 

Les coûts humains exorbitants d’une carrière professionnelle dans certains secteurs économiques touchent les hommes et les femmes. Certaines entreprises (et les administrations publiques) commencent d’ailleurs à reconnaître ces effets néfastes à mesure que certains talents se détournent de promotions décrites comme étant "aliénantes". Sur le plan de la pression sociale toutefois, les femmes sont touchées de manière particulièrement forte. Les vieux clichés sur le "réflexe" maternel, la nécessité d’enfanter pour "devenir femme" et l’"abandon" des enfants à la crèche (ou pire parfois, au père !) entravent le libre développement personnel. 

Comme promis par mon amie, ce texte a effectivement stimulé mon vieil intérêt pour l’utopie libérale : l’égale liberté pour tous de choisir et de poursuivre sa vie par-delà les contraintes sociales. Pour ma génération, j’en retiens qu’il nous faut poursuivre sans relâche le combat contre les préjugés – également contre ceux qui pèsent sur les pères en devenir ! Battons-nous pour plus de travail à domicile, plus de temps partiel, des structures entrepreneuriales plus souples, des places de crèches et d’écoles de jour. Et pour toutes celles et tous ceux à qui cette chronique semble absurde car la question de la conciliation entre vies professionnelle et familiale ne se pose pas, mais s’impose, battons-nous deux fois plus.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

« Why women still can’t have it all », Anne-Marie Slaughter, The Atlantic, July/August 2012

vendredi 15 juin 2012

En attendant la communion


Le bar s’active pour servir la trentaine de clients assis à la terrasse. L’œil rivé à l’écran géant, tous arborent sur leur visage un étrange mélange de tension et de plaisir. La tension se lit dans les coups d’œil furtifs adressés aux amis, l’incessant mouvement vers le natel et le site de paris en ligne ou l’avancée du menton, effet si typique de la belle action dans les 16 mètres. Outre ces moments d’adrénaline, le corps traduit un relâchement estival, prélude à de longues soirées passées avec des amis. 

Je regarde alentours mon groupe bigarré. Certains sont d’ici, d’autres d’ailleurs. Tous sont réunis ce soir par 22 participants s’affairant autour du cuir, mais surtout par l’irrépressible envie d’être ensemble. Comment expliquer cette entrainante ambiance de communion ? Pas besoin d’invoquer la grande communion des peuples européens que les instances du football et les politiciens appellent parfois de leurs vœux. Non, juste la petite communion à échelle humaine de ce bar de quartier, son écran délicieusement improvisé et son fumet de saucisses grillées. Une tentative : et si cette communion s’expliquait par la rencontre d’identités claires, immédiates et chargées positivement ? Ainsi, chacune de nos personnalités d’habitude si complexes se trouve réduite à sa plus simple expression : espagnole ou croate, suisse ou irlandaise. Les incohérences, les parts d’ombre, les méandres de chacun des « moi » se fondent dans ce costume d’une clarté extrême : l’appartenance à une nation. Le temps d’une soirée dans ce bar de quartier, les cartes sont mises à plat sur la table. Au-delà des grands discours, par le fait même de différences exacerbées, la communion se fait. 

Le coup de sifflet final retentit. Le temps de finir sa mousse, chacun retrouve alors son costume d’antan, assemblage de pièces prises de-ci de-là, véritable patchwork humain. Je ne suis plus seulement supporter portugais, mais Suisse d’origines multiples, citadin à l’ancrage régional, Européen apprenti citoyen du monde. Les identités redeviennent multiples et complexes, contradictoires et confuses, enrichissantes et pesantes. La terrasse et les verres se vident. C’est l’heure des poignées de main volontiers viriles, chargées de promesses de remettre cela dès le lendemain. Durant nonante minutes, chacun de nous a eu la vertigineuse sensation d’être un autre, ou plutôt une version extrême de soi-même, sans concession. Vivement le prochain match.  

Johan Rochel
www.chroniques.ch