vendredi 16 décembre 2011

Le Parlement à l’épreuve de sa propre légitimité

Article écrit avec Sebastian Justiniano, foraus - Forum de politique étrangère


Cette année encore, les incertitudes sur l’élection du Conseil fédéral ont pesé de tout leur poids sur la machine politique suisse. Pour beaucoup, le grand souk fédéral s’apparente au final à un exercice lassant et nombreux sont ceux qui poussent un grand ouf de soulagement après ce marathon politique. Cette lassitude ne restera toutefois pas inexploitée. Les promoteurs de l’initiative populaire pour l’élection du Conseil fédéral par le peuple ne manqueront pas de la faire fructifier en capital politique. D’où l’importance d’une réflexion sérieuse et ambitieuse sur la légitimité de l’élection du Conseil fédéral par le Parlement et les rapports entre ces deux organes et les citoyens. Préparer une élection 2015 plus sereine, c’est comprendre à quelle logique répond le système actuel et se demander pourquoi le Parlement est la meilleure instance pour cette délicate mission. 

De la logique intégrative de notre système politique

Pour bien comprendre les enjeux de l’élection du Conseil fédéral, il faut poser la question de la condition institutionnelle de cette élection. L’élément le plus important s’avère être les instruments de démocratie directe. La possibilité pour 50'000 citoyens de remettre en question une décision fédérale et pour 100'000 citoyens de déposer une initiative populaire obligent le Conseil fédéral et le Parlement à tenir compte des forces politiques en présence. Comme l’a montré l’après Deuxième Guerre mondiale – où les socialistes ont quitté le Conseil fédéral entre 1953 et 1959 – les partis importants qui seraient laissés en marge ont la capacité de bloquer la machine politique. En d’autres termes, les outils de démocratie directe exercent une force intégrative très forte. La consultation du plus grand nombre est inscrite dans l’ADN du système politique que ce soit dans le cadre du Parlement, du Conseil fédéral ou plus largement dans les droits populaires dont nous jouissons.

Une courroie de transmission politique

C’est sous cette condition institutionnelle fondamentale que le Parlement doit s’acquitter de sa mission élective du Conseil fédéral. Le Parlement est certainement l’instance la plus à même de répondre à ce défi car il est le seul à pouvoir fonctionner comme courroie de transmission politique. En plus de sa légitimité démocratique directe et respectueuse de la diversité des cantons, le Parlement est l’instance la plus capable d’intégrer dans un vaste mécanisme de consultation une diversité de paramètres : la couleur politique, la langue, le sexe, la profession, les intérêts ou encore l’origine sociale. En transmettant une exigence de représentativité, la courroie participe profondément de la légitimité et de l’efficacité du collège fédéral. A l’inverse, le vote populaire ne permettrait que de manière très imparfaite une telle prise en compte globale. 

Une vision idyllique ?

En théorie, le système fonctionne à merveille. La période entre les élections fédérales et ce 14 décembre a pourtant montré une facette moins rayonnante de la politique fédérale : arrangements de coulisses, tractations obscures, rapports de force exacerbés. Ces problèmes ne peuvent et ne doivent surtout pas être niés. Dans ce contexte, il relève de la responsabilité des partis et des élus de ne pas galvauder ce moment démocratique et de placer le choix du collège au-dessus des intérêts partisans. 
Au-delà de ces défis, le génie de la machine helvétique se lit sur le moyen ou le long terme. Si la logique intégrative a poussé à l’entrée d’un 2ème UDC au Conseil fédéral en 2003 (Blocher contre Metzler), cela ne signifie en aucun cas que ce résultat spécifique (2+2+2+1) est maintenant gravé dans le marbre. L'élection de ce mercredi l'a montré, même si, à terme, le retour au 2+2+2+1 apparaît en tous les cas possibles. Si la formule magique a surtout fonctionné avec une clef de répartition arithmétique et proportionnelle (force politique => nombre de sièges), elle est à même d’intégrer d’autres éléments. La magie de la formule réside ainsi plus profondément dans sa fantastique capacité d’intégrer les éléments les plus importants de la politique suisse, donnant ainsi au Conseil fédéral les moyens d’assurer sa mission primaire, gouverner. Les incertitudes des dernières années traduisent sans doute une phase d’adaptation dans la nécessaire intégration des forces politiques possédant un poids et une volonté suffisants pour garantir le fonctionnement de nos institutions.

Sebastian Justiniano, foraus– Forum de politique étrangère
Johan Rochel, foraus– Forum de politique étrangère

lundi 12 décembre 2011

10 décembre : la politique suisse des droits de l’homme en mouvement


Publié sur le blog du foraus - Forum de politique étrangère le 10 décembre 2011

A quelques jours de l’élection au Conseil fédéral, la journée mondiale des droits de l’homme offre l’occasion de mettre en perspective la décennie de politique des droits humains de Micheline Calmy-Rey. L’heure est à la redéfinition.

Ce 10 décembre a un goût particulier pour la politique suisse des droits de l’homme. D’une part, cette journée mondiale des droits de l’homme sera la dernière en fonction de Micheline Calmy-Rey. Pour une ministre des affaires étrangères dont l’intérêt pour les droits « humains » ne s’est jamais démenti, la date est particulièrement symbolique. D’autre part, le brassage des cartes au Conseil fédéral et la future succession Calmy-Rey interrogent la pertinence d’une décennie de politique étrangère largement orientée sur et vers les droits de l’homme.
Si l’engagement de la Ministre a été constant, la politique des droits de l’homme continue à avancer à tâtons dans la pratique fédérale, cherchant encore sa place au cœur de notre système juridico-politique. Longtemps présentés comme un outil de première importance pour la politique suisse des droits de l’homme, les dialogues sur les droits humains sont un exemple particulièrement paradigmatique de cette quête de sens. En effet, cet instrument traverse actuellement une profonde phase de redéfinition. Les dialogues bilatéraux que nous entretenions par exemple avec la Chine, le Vietnam ou l’Iran vont être redessinés au profit d’une approche plus globale et cohérente.
Comme le montre l’étude « Dialogue sur les droits humains – Quo vadis ? », présentée en ce 10 décembre par le foraus – Forum de politique étrangère, cette réorientation peut être une chance à plusieurs égards. Outre une communication plus transparente sur les objectifs et les moyens de notre politique des droits de l’homme, ce nouveau départ offre l’opportunité de renforcer notre collaboration avec nos alliés naturels, en première ligne l’UE et d’autres Etats partageant une vision commune sur l’importance des droits de l’homme. En filigrane apparaît également une volonté d’ancrer de manière plus systématique les droits de l’homme dans toutes les questions de politique étrangère.

Une nouvelle donnée essentielle
Cette reconnaissance de l’importance essentielle des droits de l’homme pour notre politique étrangère s’inscrit dans un mouvement de fond. Depuis 1993 – date de publication du premier rapport véritablement stratégique pour la politique étrangère de l’après Guerre froide – on ne saurait assez souligner l’importance systémique qu’ont pris les droits de l’homme dans notre cadre juridique et politique. Les plus enthousiastes n’hésiteraient pas à affirmer que notre univers intellectuel moderne est porté par cette idée de droits fondamentaux accordés à tous sur leur seule qualité d’être humain. Si la pratique est bien sûr loin d’être parfaite, il n’en demeure pas moins une base éthico-juridique solidement implantée. En matière internationale par exemple, il n’est plus guère possible de penser une légitimité dépourvue de respect des droits de l’homme. Les récents développements relatifs à la « responsabilité de protéger » renvoient à cette clef de lecture : la légitimité est devenue indissociable des droits de l’homme. Pour les Etats comme pour les organisations internationales, hors des droits de l’homme, point de salut.
En politique étrangère suisse, cette importance croissante s’étend avant tout de manière transversale. Si la politique des droits humains était il y a eu peu encore l’apanage de nos actions à caractère humanitaire ou l’objet d’interventions spécifiques et ponctuelles, les vieilles barrières historiques tombent peu à peu. Longtemps chasse gardée du business as usual, la politique étrangère économique se jauge aujourd’hui également à l’aune des droits de l’homme. De manière particulièrement paradigmatique, c’est le plus souvent la meilleure manière de mettre en œuvre ces considérations qui pose problème – par exemple l’opportunité d’inclure une clause droits de l’homme dans un accord de libre-échange – mais ce n’est plus la légitimité de la question des droits de l’homme en matière économique.
Poser la question de l’après-Calmy-Rey en terme de poursuite d’une politique des droits de l’homme est donc partiellement faux. Le respect des droits de l’homme s’est installé au cœur de notre politique étrangère et ne saurait en être délogé. A ce titre, le défi de la succession Calmy-Rey pourrait bien être de renforcer la cohérence pratique de cette nouvelle donne.

Johan Rochel, vice-président foraus - Forum de politique étrangère

mardi 29 novembre 2011

Et si le Parlement se mourrait?


Pourquoi se donner la peine de lire un énième billet d’opinion sur les élections au Conseil fédéral du 14 décembre ? Les pronostics relèvent de la charlatanerie et les réflexions plus abouties sur l’avenir de la concordance n’ont que peu souvent voix au chapitre. Que retient alors le grand public de ces tractations obscures, de ces arrangements de coulisse et de ces coups de couteaux – fort longs – lâchés dans l’ombre de l’amitié politique ? Pour beaucoup, c’est l’image d’un Parlement aux airs de cour d’école qui s’impose. La rumeur gronde et la vénérable institution démocratique se retrouve sous les feux croisés des critiques. Ces voix relèvent parfois d’une attention démocratique fort à propos : les citoyens méritent d’être informés sur les choix des élus bernois. 

Mais la critique adressée au Parlement est plus profonde que ces élections au Conseil fédéral  et ses motifs peut-être moins nobles. A bien des égards, c’est la distinction entre légitimité directe et indirecte qui est mise sous pression sous couvert de la toute-puissante démocratie directe. Pour bien des détracteurs du Parlement, la légitimité de tout acte politique – nouvelle législation, choix de personnel, élection des 7 « sages » - se mesure à l’aune du peuple. Lui seul semble capable de dispenser l’onction démocratique. Quelle belle image d’Epinal que le peuple assemblé, décidant sans intermédiaire de ses conditions de vie ! Si l’appel à la Landsgemeinde nationale n’est pas loin, cette vision de la démocratie directe participe également d’un mouvement visant la « classe politique ». Définie par opposition au peuple – et non comme assemblée de représentants élus – cette classe de magouilleurs est alors présentée comme une entrave à la démocratie.

Mes critiques décriront une interprétation exagérée. Néanmoins, deux initiatives populaires visant à changer les compétences du Parlement devraient nous inciter à prendre au sérieux ce développement. Premièrement, l’élection du Conseil fédéral par le peuple renvoie directement à ce mouvement « anti-Parlement ». L’Assemblée fédérale, composée de parlementaires élus dans les cantons, se voit émasculée de sa compétence de choisir l’exécutif. C’est tout l’assemblage institutionnel qui doit alors être repensé. Deuxièmement, l’initiative « Les traités internationaux devant le peuple » – sur laquelle le peuple votera en juin 2012 – veut soumettre de nouvelles catégories de traités internationaux au choix populaire. Pour l’heure, le Parlement fonctionne comme instance de légitimation, le peuple pouvant faire usage du referendum facultatif au besoin. A nouveau, la légitimité du Parlement est remise en cause au profit d’un lien plus direct. Cette tendance est-elle réjouissante ? Faut-il s’en prémunir ? Ces questions demandent une analyse autrement plus poussée – commençons par mettre le doigt sur cette tendance.  

www.chroniques.ch
Johan Rochel

vendredi 18 novembre 2011

L’appel du drapeau : plaidoyer pour un nouveau paradigme


L’obligation de servir occupe les esprits. Pierre Maudet – agissant au nom de la Commission fédérale pour l’enfance et la Jeunesse (CFEJ) – a présenté il y a peu son rapport sur l’obligation de servir, sobrement intitulé « Le contrat citoyen ». La réaction de votre serviteur, publiée dans Le Temps du 31 octobre 2011 – disponible sur le blog) n’a pas manqué de provoquer quelques réactions. Bon gré mal gré, cette discussion publique doit être encouragée. En effet, l’initiative pour l’abrogation de la conscription obligatoire menée par le GSSA sera bientôt déposée à la chancellerie fédérale. D’ici à trois ans, le peuple suisse se prononcera sur cette question. 

La question qui se pose n’est pas celle de l’existence de l’armée, mais bien celle de l’obligation de servir pour l’ensemble des citoyens. A titre d’exemple, une armée professionnelle signifierait le premier sans le second. A ce titre, on peut reprocher au rapport Maudet d’avoir pris le cadre légal actuel (l’obligation de servir au sens de la Constitution) comme point de départ. En effet, cet aspect absolument fondamental mérite une discussion des plus approfondies. La question est loin d’être seulement théorique ; il en va tout de même de la justification d’un sacrifice de 9 mois (temps moyen passé sous les drapeaux par un soldat) pour l’ensemble des citoyens masculins !

Trop souvent, les argumentaires mélangent effets secondaires souhaitables et souhaités (ciment national, rencontre des cultures, expérience sociale), paternalisme (inculcation de « valeurs » à une jeunesse par trop déboussolée) et arguments sérieux pour l’obligation de servir. L’argument le plus fort – qui coïncide avec la mission principale de l’armée – relève de la défense du pays. Mais hors périodes de tensions accrues, ce danger immédiat pour la nation n’est pas un argument très fort. Il justifie bien l’existence de l’armée, mais pas la conscription obligatoire. L’argument démocratique lié à un recours excessif à la « tradition » – 63% des Suisses seraient favorables à l’obligation de servir – a lui aussi ses limites. Est-il acceptable qu’une majorité oblige une minorité (les jeunes hommes) à l’obligation de servir ? A titre d’exemple, cette même population pourrait-elle sans autre décider, via un vote souverain,  d’instaurer un « service civique obligatoire » pour tous les hommes retraités ? Vu que des arguments en tous points similaires au service militaire pourraient être utilisés, cette analogie devrait nous mettre la puce à l’oreille : cette obligation serait-elle légitime ?   

L’épreuve du feu de cette justification pointe le bout de son nez en toute fin du rapport concocté par Maudet : les femmes ! Supposons que l’obligation de servir puisse encore être légitimée, comment justifier qu’elle ne touche que les hommes ? L’argumentation passe souvent d’une description du partage des tâches actuelles en société  ( par ex. les femmes ont encore souvent la garde des enfants et font beaucoup de bénévolat) à des injonctions moralisatrices ( par ex. nécessité d’enfanter face au déclin démographique) et participent du même coup au bétonnage des rôles sociaux. Les libéraux de cœur ne peuvent se résoudre à accepter cela. 

De manière particulièrement frappante, cette question féminine démontre que l’argumentaire classique pour l’obligation de servir est peu satisfaisant. A ce titre, il est particulièrement intéressant de noter que la justification de servir dans l’armée ne peut être la même que l’obligation de servir au service civil. En effet, l’appel à la défense de la patrie ne peut pas être utilisé dans le cadre d’un argument sur le service civil. Il n’est dès lors pas étonnant que le rapport Maudet s’appuie sur l’idée d’un « contrat » de société. Mais ce recours à l'idée de contrat ne résout pas toutes les difficultés, loin s'en faut. En effet, comme noté ci-dessus sur l'argument démocratique, c'est la légitimité de ce contrat de société qui est en jeu. Mais le point important reste qu'il importe de discuter la source de cette obligation tout en gardant en tête que chacune des obligations de servir (armée ou service civil) appelle une justification spécifique

Cette discussion fondamentale sur l'obligation de servir ne doit pas éclipser la nécessité de mesures immédiates. Tout à l’inverse ! Il est absolument central que les décideurs suisses trouvent une façon de rendre crédible l’obligation de servir, tant que celle-ci est en vigueur. A court terme et selon les plans dessinés par le Parlement et le Conseil fédéral, l’armée sera en situation de sureffectif marqué. Dans une classe d’âge, près de 30% des jeunes hommes n’effectuent pas leur service militaire. Il est insupportable de penser que certains continuer en toute impunité à user de méthodes douteuses pour échapper à l’obligation de servir. En effet, y’a-t-il valeur plus fondamentale que l’égalité devant la loi ?

Quant aux formes de service, il est grand temps de compléter l’équivalence entre service civil et armée. Les durées de service doivent être égalisées. Comme le défend le rapport Maudet, seul un véritable choix entre les deux options apparaît justifiable. L’argument selon lequel l’armée aurait alors des difficultés à recruter les « bons » éléments paraît difficilement acceptable. Premièrement, cette sélection par une obligation plus que poreuse a pour conséquence première une violation massive de l’égalité des chances. Outre le manque de respect des institutions, tous n’ont pas la même chance d’accéder à un médecin conciliant. Deuxièmement, cet argument pointe du doigt un drôle de paradoxe. Les aspects positifs de l’expérience militaire sont sans cesse vantés, mais ils disparaissent totalement lorsque l’on parle de la capacité de l’armée à attirer les bonnes recrues et futurs officiers. Si ces points positifs étaient si forts, les jeunes gens se détourneraient-ils de l’armée ? Quoiqu’il en soit, il  relève clairement de la responsabilité de l’armée de créer des incitatifs pour attirer les meilleurs.  

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 31 octobre 2011

"Contrat Citoyen": Pierre Maudet doit revoir sa copie

Article publié dans Le Temps (31.10.2011)

En tant que président de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, Pierre Maudet plaide pour le libre choix entre service militaire et civil (Le Temps du 21.10.2011). Mais son rapport souffre d’insuffisances, notamment en ce qui concerne le statu quo pour les femmes.

Qu’il est bon et doux de mourir pour la patrie ». Les mots du poète latin Horace résonnent étrangement à nos oreilles de modernes. Ne craignant pourtant pas la polémique, le rutilant Pierre Maudet – agissant au nom de la Commission fédérale pour l’enfance et la Jeunesse (CFEJ) – a présenté il y a peu son rapport sur l’obligation de servir, sobrement intitulé « Le contrat citoyen ». L’attention médiatique fut méritée au vue de l’importance de la thématique : l’obligation de servir et le sens du service militaire. A n’en pas douter, il s’agit également d’une heureuse opportunité de se préparer à la campagne houleuse que ne manquera pas de provoquer l’initiative pour l’abrogation de la conscription obligatoire menée par le GSSA.

Les constats avancés par le rapport de la CFEJ ne devraient manquer d’interpeller tous les citoyens de ce pays : près de 30% des jeunes hommes n’effectuent pas leur service militaire et plus de 50% n’arrivent pas au bout de leurs jours de service. De plus, à court terme et selon les plans dessinés par le Parlement et le Conseil fédéral, l’armée sera en situation de sureffectif marqué. Face à ces constats, le plaidoyer de Maudet pour l’équivalence entre armée et service civil sonne juste. Pour un officier radical-libéral et au vue des contraintes politiques qui pèsent sur toute proposition de réforme de la Grande Muette, le geste mérite d’être vivement salué. La lecture du rapport laisse toutefois un goût étrangement amer tant il alterne réflexions nécessaires et courageuses avec une analyse qui aurait mérité d’être poussée plus à fond. Après avoir ouvert la boîte de Pandore d’un nouveau « contrat citoyen », le rapport Maudet aurait pu trouver son sens politique dans la mise à plat de l’ensemble des problèmes en présence.

Le rapport se structure autour des deux concepts clef du débat, à savoir « obligation » et « servir ». La partie dédiée aux deux formes de service est bien menée, même si Maudet peine à laisser de côté un ton volontiers alarmiste pour traiter de l’ « explosion » du nombre de civilistes. Alors que lui-même relativise ces chiffres et montre que 2008-2009 sont sûrement des exceptions (très certainement dues à l’abolition de l’examen de conscience). Le nombre de demandes redescend déjà au premier trimestre 2011 (moins 25%). De plus, la poussée du nombre de civilistes semble être due au « retour » de ceux qui se faisaient porter pâles. Sachons-nous réjouir de ces nouvelles forces vives !

Le bât blesse sur la question de l’obligation. En effet, même s’il postule un changement fondamental de la situation sécuritaire de la Suisse (types de menace, contexte géostratégique, types d’armée), Maudet peine à en tirer les conclusions qui s’imposent. Et l’initiative du GSSA mettra exactement le doigt sur cette douloureuse question : l’obligation de servir est-elle encore justifiable ? Comprenons bien la structure du problème : nous sommes face à une pesée d’intérêts parfois contradictoires dont l’enjeu n’est rien de moins que la justification de l’obligation. En d’autres mots, certains points positifs de l’expérience militaire suffisent-ils à justifier un sacrifice de 9 mois (temps moyen passé sous les drapeaux par un soldat) pour l’ensemble des citoyens masculins ?

A ce titre, l’argumentaire de Maudet confond effets secondaires souhaitables et souhaités (ciment national, rencontre des cultures, expérience sociale), paternalisme patenté (inculcation de « valeurs » à une jeunesse par trop déboussolée) et arguments sérieux pour l’obligation de servir. Au contraire de périodes de tensions accrues, le danger immédiat pour la nation n’est plus un argument valide. L’argument démocratique lié à un recours excessif à la « tradition » – 63% des Suisses seraient favorables à l’obligation de servir – a lui aussi ses limites. N’est-on finalement pas face à une situation relativement classique de domination d’une minorité (les jeunes hommes) par le reste de la population ? Via un vote souverain, cette même population pourrait-elle sans autre décider d’instaurer un « service civique obligatoire » pour les hommes de 67 ans ? La faiblesse des arguments avancés dessinent avant tout un renversement du fardeau de la preuve : les défenseurs de l’obligation de servir sont appelés à présenter un argumentaire solide.

L’épreuve du feu de cette justification pointe le bout de son nez en toute fin du rapport : les femmes ! Supposons que l’obligation de servir puisse encore être légitimée, comment justifier qu’elle ne touche que les hommes ? Maudet, sentant le danger, botte en touche : « Oui dans l’absolu. Mais poser la question, c’est à coup provoquer une levée de boucliers. » Acculé, il n’a d’autre choix que de proposer des réflexions fleurant bon le conservatisme social. Sa victoire à la Pyrrhus passe par une argumentation mélangeant description de la société actuelle (où les femmes ont encore souvent la garde des enfants et font beaucoup de bénévolat) et injonctions moralisatrices (nécessité d’enfanter face au déclin démographique). Les libéraux de cœur apprécieront cette vision du partage des tâches en société. Le rapport Maudet doit être salué comme prise de position courageuse. La CFEJ doit néanmoins se remettre à l’ouvrage. Le rapport n’a pas fourni un argumentaire suffisant pour l’obligation de servir au 21è siècle. Comme l’a montré le chapitre absolument insuffisant dédié à la question des femmes, il faut avoir le courage d’ouvrir entièrement la boite de Pandore. Et les promoteurs de l’obligation de servir feraient bien d’entendre ce message : « Redonner un sens au mot servir et une crédibilité au terme obligation » est à ce prix.

Johan Rochel, www.chroniques.ch
Doctorant en droit et philosophie politique, Université de Fribourg

vendredi 7 octobre 2011

Lettre ouverte à une future parlementaire

Après avoir adressé quelques missives à des personnalités quittant la scène fédérale – Dick Marty, Joseph Zisyadis et Michael Reiterer – cette lettre ouverte t’est destinée, future parlementaire. Je me permets de te tutoyer et de m’adresser à toi sur le mode féminin, comme autant de facettes de mon souhait de représentativité. A quelques jours des élections, je souhaite tout d’abord te souhaiter bonne chance et te féliciter. A écouter ceux qui tirent leur révérence, la vie dans la Berne fédérale ressemblerait à s’y méprendre à une longue promenade dans un quartier mal famé. Le mélange d’attirance et de peur que provoque un coupe-gorge à la nuit tombée. Unisono, ils ont souligné à longueur d’interviews qu’une carrière politique était devenue plus dure, les coups plus violents, les méthodes plus vicieuses. Et toi, future représentante du peuple, tu espères que le souverain t’envoie dans ce curieux et prestigieux pugilat. Il ne fait guère de doute que la pression a augmenté, ou tout du moins changé de nature. L’omniprésence des médias, la nécessité de se profiler sur de nouveaux canaux de communication, mais également les moyens investis dans les campagnes ont massivement changé la vie politique. A n’en pas douter, ces bouleversements ont des répercussions immenses sur le type de personnalité qui sera choisie pour aller à Berne. On n’oublie trop souvent que les « talents » politiques sont fonction des conditions de notre vie en société, en première ligne le fonctionnement des médias. On peut le regretter ou s’en réjouir, cela ne change en rien le constat de base. Espérons que tu passes dans ce nouveau schéma. Que faut-il te souhaiter alors que les urnes délivreront bientôt leur réponse ? « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » proclamait Danton. Aucune maxime ne saurait mieux rendre les prouesses qu’il te faudra accomplir. Ne sois pas obnubilée par les soucis du quotidien des Suisses, pense au bien commun sur le long terme. Ne t’occupe pas de flatter l’ego des électeurs, cherche à leur présenter une vision du monde à la fois réaliste et inspirante. Ne regarde pas le bout de la lorgnette, mais ose prendre une vue d’ensemble, là où la Suisse n’est plus le centre du monde. Le quotidien te rattrapera toujours, alors n’hésite pas à forcer le trait à tes débuts. Sois néanmoins prévenue : cela ne sera pas facile. Beaucoup te traineront dans la boue. Mais ne faut-il pas vivre dangereusement ? J’ai la ferme conviction que les électeurs attentifs sauront honorer la performance d’une femme politique de grande stature. J’ai également l’intime espoir qu’ils sauront punir les simples gestionnaires, les esprits peu conquérants et les gesticulateurs à la petite semaine. Sur le chemin de la capitale, je t’envoie tous mes vœux pour une législature haute en couleurs. Johan Rochel www.chroniques.ch Cette lettre ouverte est la quatrième et dernière d’une série dédiée à certaines personnalités quittant la scène fédérale.

vendredi 23 septembre 2011

Lettre ouverte à Michael Reiterer

Présent depuis 2007 au titre d’ambassadeur de l’Union Européenne (UE) en Suisse, vous manquerez la prochaine rentrée automnale. Votre visage bien connu s’en ira vers d’autres horizons diplomatiques et il est plus que temps de prendre la plume pour vous dire que vous avez représenté l’Europe de belle manière. Mais les compliments ne sont pas chose aisée chez nous autres Confédérés. L’Hebdo titrait ainsi pudiquement en juillet « L’ambassadeur qui sera regretté assez vite ». L’avenir nous le dira.

Votre bonhommie et votre sens de la répartie – doublée d’une solide capacité à garder son calme - ont parfois même laissé oublier l’asymétrie des puissances en présence. La Suisse et ses 8 millions d’âmes et l’immense UE, forte de 27 Etats et de 501 millions d’habitants. Je vois bien certains lecteurs sourire en coin en passant à l’actualité peu joyeuse de la zone euro. « Verra bien qui rira le dernier » semble murmurer une sagesse populaire valant cette fois des deux cotés de la Sarine et du Gothard. Mais ne nous y méprenons pas, cette Schadensfreude ne change rien à la réalité des faits.

Et, au-delà du langage diplomatique qui prévaut, les faits brillent d'une aveuglante clarté. Les relations entre l’UE et la Suisse ont besoin d’une « nouvelle dynamique » ; elles sont pleines de « défis ». En d’autres mots : tout est bloqué. Vous avez répété à qui voulait l’entendre que la Suisse et l’UE étaient liées non seulement par des traités bilatéraux, mais surtout par des traités « sectoriels ». Cette distinction d’apparence pointilleuse prend aujourd’hui tout son sens, à l’heure où une résolution de la « question institutionnelle » est devenue condition non-négociable à la poursuite des discussions.

Ces cinq ans passés en Suisse vous ont-ils rendu plus sceptique face à l’Union ? Votre force de conviction semble à peine émoussée, elle qui vous a permis de faire continuer à vivre un débat européen sous nos latitudes. Il est vrai que le terreau pouvait difficilement être moins fertile. La génération qui combattait aux avant-postes en 1992 lors de la votation sur l’EEE semble encore sous le choc du verdict populaire. Elle ère dans des assemblées politiques désertées, invoquant des idées aussi saugrenues que la paix et la prospérité en Europe. La montée en puissance de l’UDC et de son mentor historique ont définitivement coupé les ponts. Gageons de plus que leur travail de fond portera ses fruits pour de longues années encore. Tombée dans cette marmite du scepticisme européen quand elle était petite, la nouvelle génération semble incapable de penser l’Europe de manière positive. Et si oui, seulement de manière instrumentale.

Au cours de leur histoire, les Confédérés ont prouvé plus d’une fois qu’ils savaient à merveille sentir le vent tourner et manœuvrer en conséquence. Les forces isolationnistes auraient-elles réussi à tuer ce sens politique ? J’en doute et vous envoie cette note d’optimisme en guise d’au-revoir.

Johan Rochel

Cette lettre ouverte est la troisième d’une série dédiée à certaines personnalités quittant la Berne fédérale.

jeudi 15 septembre 2011

Lettre ouverte à Joseph Zisyadis

Il n'est déjà pas habituel de découvrir des recettes culinaires sur un blog politique. Mais qu'un Stambouliote communiste et théologien, fumant la pipe et se réclamant amateur de bonne chère nous propose de découvrir son « salami au chocolat » dépasse une bonne fois pour toutes les bornes de l'helvétiquement correct. Votre œcuménique « couscous aux filets de perche du lac » n'y changera malheureusement rien.

Mais ces quelques recettes ne forment que l'amuse-bouche – pardonnez cette transition aisée – d'un parcours autrement plus original. En effet, quel chemin parcouru d'Istanbul à Lausanne, de la faculté de théologie aux arcanes du Parlement fédéral, de conseiller communal à habitant scandalisé du canton d'Obwald ! Après près de 18 ans de services sous notre honorable coupole fédérale, un personnage truculent quitte en octobre la capitale.

Vu de l'extérieur, on ne peut s'empêcher de se demander à quoi ressemble le travail d'un parlementaire communiste. Le changement de paradigme prôné est si important que travail en équipe avec vos collègues ne peut rimer qu’avec collaboration. Est-ce pour vous dépêtrer de cette nécessaire potée politique – à la fois peu ragoûtante et digeste – que vous utilisez souvent la parabole du chemin à parcourir? « La politique doit être partage, amitié, confiance, un bout de chemin que l’on fait ensemble, un projet que l’on fait vivre pour rendre ce monde plus tendre, plus juste et plus humain » écriviez-vous lors de la campagne 2007. Mais pour un communiste pur souche, ne faut-il pas y voir l'abandon d'un combat autrement plus extrême, à savoir le dépassement d'un système profondément injuste? La stratégie des petits pas est-elle en adéquation avec les attentes de ceux qui vous ont envoyé à Berne? Ces questions, vous les avez certainement ressassées plus d'une fois. Après tout, ne sont-elles pas le lot des courageux et des fous qui prônent une rupture fondamentale, presque ontologique?

Afin de jauger de la présence et de l'action d'un conseiller national d'extrême gauche, il faut peut-être prendre de l’altitude. Au final, ne s'agit-il pas de marcher ensemble vers la vérité? Soit vos propositions étaient véritablement saugrenues et leur réfutation nous a permis d'avancer d'un pas plus assuré vers un choix raisonnable. Soit vos propositions méritaient examen plus attentif, et nous avons eu l'occasion d'améliorer notre opinion. « Gagnant-gagnant », diraient les plus optimistes. Perte de temps, repousseraient les sceptiques. Au moment d'envoyer un éventuel successeur rouge à Berne, les électeurs trancheront cette épineuse question. Quant à moi, je vous adresse mes vœux pour une continuation à la fois épicée et engagée.

Johan Rochel

Cette lettre ouverte est la deuxième d’une série dédiée à certaines personnalités quittant la Berne fédérale.

lundi 29 août 2011

Lettre ouverte à Dick Marty

Il n’est pas aisé de s’adresser à ces personnalités dont on suit le parcours avec enthousiasme, qui nous inspirent de loin et auxquelles on pense parfois comme à de vieux amis. Cette lettre ouverte, cher Dick Marty, c’est avant tout la conviction qu’il manquera un Tessinois d’envergure à la prochaine rentrée parlementaire qui la motive. Car non content d’être un influent sénateur à la chambre des Cantons, vous avez également fait valoir une impressionnante capacité à provoquer le scandale dans les salons feutrés et périlleux des relations diplomatiques. Les étages les plus élevés de l’administration kosovare tremblent encore certainement de votre rapport sur le trafic d’organes. Permettez moi de résumer par une formule volontiers simplificatrice : votre canton, les citoyens de ce pays et quelques centaines de millions d’habitants du Conseil de l’Europe regretteront votre engagement politique.

Dans un discours prononcé en 2009 devant le Parti Libéral-Radical du district de Neuchâtel, vous notiez avec humour que vous n’étiez pas « le plus apte à incarner l’orthodoxie actuelle du PLR ». Les libéraux de cœur apprécieront la formule à sa juste valeur : celle de l’euphémisme. La frange libérale-humaniste du Vieux parti perd l’une de ses figures de proue et, dans un climat marqué par la polarisation, faire valoir des positions justes et raisonnables n’en deviendra que plus ardu. « Il n’y pas de libéralisme sans valeurs » aviez vous plaidé ce jour-là. Toujours sur la sellette, sans cesse à reconquérir, le libéralisme n’est qu’une coquille vide si ses idéaux ne sont pas vécus dans la solidarité et le respect des droits individuels de chacun. « Il ne peut donc y avoir de responsabilité et de liberté sans une véritable solidarité et sans mettre au centre de notre attention l’être humain avec sa dignité et l’intangibilité de ses droits fondamentaux. »


Cette vision d’une société authentiquement libérale est incompatible avec une Suisse repliée sur elle-même, fantasmant sa prospérité dans une splendide isolation. A ce titre, vous n’avez cessé de rappeler et d’incarner par votre action les idéaux moraux que la politique étrangère suisse se doit de poursuivre. La dignité de chacun, protégé par un ensemble de droits humains, doit être au cœur de nos engagements internationaux. « En fait, je crois que si on n’est pas capable de se battre pour la liberté des autres, nous ne serons jamais à même de défendre efficacement la nôtre. » A l’encontre d’une tendance inquiétante, vous rappeliez fort à propos que ce combat, c’est également celui du développement du droit international, seul capable d’offrir aux nations le cadre dont elles ont besoin pour coopérer. Les politiques suisses jouent un jeu irresponsable lorsqu’ils clouent au pilori le droit « des juges étrangers ». Ne soyons néanmoins pas dupes ! Seule une position engagée, consciente de la complexité des enjeux et dotée de priorités claires, peut être à même de garantir un développement à l’avantage de tous. Les différents abus commis au nom de la lutte contre le terrorisme ont montré l’intérêt d’un cadre légal international solide et respectueux de ses propres objectifs : la défense des droits humains et la collaboration harmonieuse des nations. Gageons que votre récente nomination au poste de vice-président de l’Organisation mondiale contre la torture nous réservera à ce titre de bonnes surprises.

Il est des figures dont le courage et les convictions inspirent l’action politique. Par leur engagement, ces personnalités rappellent que la politique s’apparente à la poursuite de convictions profondes, sans cesse à remettre sur le métier. Il y a du Sisyphe dans le politicien authentique, car « la politique ne peut être réduite simplement à dire ce que la majorité aimerait entendre dire. » Puissent les candidats et les futurs élus d’octobre se rappeler votre sage maxime. Addio e buena fortuna signor senatore.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 4 juillet 2011

Réconcilier les droits populaires avec les droits fondamentaux

Publié dans Le Temps, 29 juin 2011, avec Guillaume Lammers

A la manière d’un puzzle dont on ne saurait prédire la finalité, les propositions de réconciliation plus ou moins amicale entre le droit d’initiative et les droits fondamentaux s’accumulent. Pour les non-spécialistes, il est difficile de voir clair dans cette multitude de propositions. Pour les promoteurs d’une souveraineté populaire absolue, il est facile de vouer toutes les propositions aux gémonies.

Une grille d’analyse intégrant l’ensemble des propositions est devenue l’outil nécessaire d’un débat démocratique serein. L’approche proposée par le foraus – Forum de politique étrangère – dans son dernier papier de discussion répond à ce besoin. La question centrale de ce débat se laisse ainsi formuler sous forme de triptyque: Quelle institution (qui?) devrait à quel moment (quand?) et avec quels instruments (comment?) intervenir dans la procédure d’une initiative populaire? Qui de la Chancellerie, du parlement ou du Tribunal fédéral doit pouvoir se prononcer sur la validité d’une initiative populaire? Cette question doit-elle être traitée avant ou après la récolte des 100 000 signatures? Cette décision est-elle contraignante?

Au cours des cinq dernières années, ces questions ont gagné un intérêt politique de premier plan. De simple possibilité théorique, le lancement d’initiatives populaires violant les principes de base de ­notre Constitution et des instruments fondamentaux tels que la Convention européenne des droits de l’homme s’apparente de plus en plus à une pratique politique revendiquée. Du côté de Berne, la problématique a été reconnue et examinée par le Conseil fédéral dans deux rapports parus en 2010 et 2011. Au parlement, les différentes propositions plaidant pour un encadrement des droits populaires n’ont pour l’heure pas trouvé grâce auprès de la majorité. Particulièrement paradigmatique à ce sujet pourrait être le balayement en avril dernier de l’initiative parlementaire d’Isabelle Moret (PLR/VD) visant à introduire un contrôle préalable par le Tribunal fédéral.

Mal en point mais cliniquement vivant, le débat a timidement rebondi à la mi-mai via la Commission des institutions politiques du Conseil national. Elle souhaite introduire un contrôle préalable non contraignant. De plus, les critères de validité des initiatives populaires seraient étendus au respect du noyau dur des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution fédérale et la Convention européenne des droits de l’homme. Malgré cette volonté de poursuivre la discussion, les réactions parlementaires – au sein desquelles la timidité du centre droit a déçu plus d’un observateur – ont clairement montré qu’aucun encadrement du droit d’initiative cherchant à éviter un conflit frontal ne trouve pour l’heure de majorité à Berne.

Si le temps des décisions n’est pas encore venu, il importe de faire évoluer le débat qui tend à s’enliser en raison de fronts durcis. De manière constante, le respect des droits fondamentaux et le respect du droit international sont traités d’un seul et même coup. S’il est vrai que les deux aspects coïncident souvent (à l’exemple de l’initiative sur le renvoi des étrangers criminels), la confusion qui en découle doit néanmoins être levée. D’une part, la question des droits fondamentaux renvoie en premier lieu à notre propre Constitution fédérale et à la façon dont nous entendons respecter les libertés et les droits individuels. D’autre part, le respect du droit international renvoie à la crédibilité de la Suisse comme partenaire international fiable et capable de respecter ses engagements. Chaque problème appelle des solutions spécifiques.

Pour l’heure, le débat gagnerait en clarté s’il se concentrait sur les possibles violations des droits fondamentaux. A ce titre, une initiative populaire mettant en danger les droits d’une minorité est choquante surtout parce qu’elle remet en cause l’un des fondements de notre Constitution, à savoir les droits et libertés individuels. Afin de parer à un tel danger, foraus propose de s’intéresser plus précisément à un mécanisme de prévention des violations des droits fondamentaux. Ainsi, en introduisant une norme de conflit dans la Constitution fédérale, le souverain stipulerait la priorité du respect d’un droit fondamental sur une autre norme avec laquelle il serait en contradiction dans un cas d’application. Concrètement, cela signifie qu’une initiative comme celle demandant la peine de mort aurait été soumise au vote et (peut-être) acceptée. Ce n’est que dans un deuxième temps, dans un cas d’espèce, que la norme de conflit aurait signifié la priorité des droits fondamentaux sur une condamnation à mort.

A n’en pas douter, cette proposition représente un changement de paradigme majeur. Une hiérarchie entre les différentes normes de notre Constitution fédérale serait introduite. Gageons que cette proposition puisse faire bouger les lignes politiques, en prenant à contre-pied les adversaires de toute réforme des droits populaires. En effet, elle ne prévoit aucune limite supplémentaire à la procédure de l’initiative populaire proprement dite. De plus, le cœur de cette nouvelle approche ne se trouve pas dans le droit international, auprès de soi-disant «juges étrangers», mais au sein de notre propre Constitution.

Guillaume Lammers
Johan Rochel

vendredi 24 juin 2011

Petite divagation sur nos choix quotidiens

Le niveau de nos connaissances augmente de manière générale. C’est particulièrement vrai pour les questions touchant à notre santé et à notre bien-être. De plus, ces connaissances sont aujourd’hui accessibles à un plus grand nombre. Le temps où une petite élite (le médecin de village par ex.) se réservait le droit de savoir est révolu. De manière générale, ces deux tendances devraient nous réjouir. Néanmoins, si Sartre avait raison lorsqu’il prétendait que nous sommes condamnés à être libres, alors cette liberté devient un peu plus lourde à porter à mesure que s’affirment ces deux tendances.

Analysés sous toutes leurs coutures, nos décisions quotidiennes les plus banales peuvent renfermer des choix cornéliens. En effet, personne ne peut aujourd’hui prétendre ignorer les conséquences de ses actions et décisions, à la fois sur les autres (notamment via nos choix de consommateurs plus ou moins avertis) et sur nous-mêmes. Observez une femme enceinte buvant un verre de vin et jugez les regards accusateurs de l’assemblée. Tous semblent la vouer aux gémonies, car elle devrait savoir à quels dangers inacceptables elle soumet sa future progéniture.

Mais voilà, nombre de ces nouvelles connaissances sont incertaines. Outre qu’elle nous au met au devant de choix difficiles (ce troisième verre de vin est-il néfaste à ma santé ?), cette incertitude ouvre la porte à une application démesurée du principe de précaution. Dans une situation incertaine, la raison nous appelle en effet à préférer la voie du moindre risque. La conséquence est aussi claire que dangereuse : le principe de précaution s’applique quasiment toujours. A la clef, une existence passablement ennuyeuse et le danger d’une législation liberticide.

Chacun de nous a une part de responsabilité dans la lutte contre une société du risque zéro, ce fantasme dangereux et totalitaire. Les agents de transmission de l’information ont toutefois une responsabilité dédoublée. Vu qu’ils font office d’intermédiaires entre les découvertes et les décisions individuelles et collectives que nous réalisons, journalistes, fonctionnaires des ministères de la santé et autres porte-paroles d’institutions scientifiques doivent faire vœu de prudence. Dans certains contextes, ce travail de transmission s’apparente à un vrai travail de traduction. Au final, l’information parfaite devrait apparaître simplifiée sans être simplette, accessible sans être bradée, émancipatrice sans être infantilisante. C’est à ce prix que notre condamnation à la liberté sera une peine que nous saurons relever.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

lundi 6 juin 2011

Un voyage aux frontières

Samedi soir, en terres zürichoises, j’ai participé à ma première soirée transgenre. Comment résumer cette brève et furtive excursion dans un monde inconnu ? L’étrange voyage commence dans l’univers des mots et des catégories les plus banales pour aboutir à un constat sans appel : notre vocabulaire n’est pas adéquat. Transgenre, un mot valise pour dire la réalité et le quotidien de nombreuses personnes qui ne se sentent pas à l’aise dans leur identité. Ils ou elles sont né(e)s hommes ou femmes, mais ne se reconnaissent pas dans leur identité physiologique, sexuelle ou sociale. Ne les appelez pas transsexuels ; il est question de choses plus profondes que de changements chirurgicaux ou d’une orientation sexuelle.

L’ambiance de la soirée est bon enfant, beaucoup semblent se connaître. Outre quelques accoutrements un peu osés, l’atmosphère est étonnamment « normale ». Le mot tombe, comme un couperet. Un brin voyeur, voici donc que j’étais venu chercher l’extraordinaire. Plus que l’anormal, c’est le singulier et le particulier qui frappent ici. On est au cœur de l’inclassable, un endroit où les catégories perdent leur raison d’être et leur importance. Mon voisin est-il une femme ? Se sent-il homme ? Souhaite-t-il rester entre les deux, se baladant comme un funambule sur cette frontière des sexes ?

Perturbante sensation que celle de buter sur le fondamental. Sans la distinction homme-femme, peut-on concevoir le monde qui nous entoure ? Comment appréhender ceux qui se déplacent dans ce no-man’s land de l’entre-genres ? Entre le bar et la piste de danse, les gens virevoltent, ouverts à toutes formes d’expression du genre. Ma propre identité se fait pesante. Le regard parfois lourd que j’avais posé sur les convives m’est renvoyé comme un miroir. Sur scène, un artiste se produit. Il est femme et homme, sorte de Janus gardant la porte de ce monde à la fois ouvert et mystérieux. La frontière se fluidifie, elle n’est que transition entre des catégories incapables de saisir la réalité. Je reste là, perdu entre la piste de danse et les abysses de l’identité.

Pour en savoir plus: http://www.transgender-network.ch/fr/

Johan Rochel

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vendredi 20 mai 2011

Heurts et bonheurs du commerce équitable

On connaissait le label Max Havelaar et ses emballages porteurs de travailleurs souriants. Cette année, les campagnes de publicité se référant à des labels bio, fair trade ou autre commerce durable sont légions. Sur les affiches et les produits, le recours direct à ces arguments a incontestablement gagné en présence.

Ne boudons pas notre plaisir. Derrière ce nombre croissant d’actions « éthiques » se cache une prise de conscience proprement révolutionnaire de nombreux consommateurs. Balader son caddie dans les étals des supermarchés n’a rien de banal ou d’insignifiant. Le choix que chacun d’entre nous réalise au moment de saisir un litre de jus d’orange, du chocolat ou un vêtement revêt une influence considérable pour une multitude d’acteurs, organisés au sein d’une chaine de production complexe et souvent opaque. Cette nouvelle donne globalisée et le travail de transparence que réalisent labels et société civile participent à un changement fondamental dans notre approche de ces gestes quotidiens. Bien plus qu’il ne l’était pour nos grands-parents, le passage au supermarché est devenu synonyme de gestes hautement politiques. Refuser cette nouvelle signification, c’est au mieux fermer les yeux sur une réalité qu’on se devrait de voir, au pire refuser de reconnaître ses responsabilités morales.

Derrière ces développements réjouissants, on se doit néanmoins de critiquer deux points cruciaux. Le débat sur ces choix « éthiques » est bien souvent tronqué. L’éthique n’est pas une science exacte, dont le contenu se laisse formuler facilement. Au sens fort, l’éthique est la tentative du bien agir, à ce titre inséparable de la complexité et de l’incertitude des actions humaines. La vision idyllique de l’éthique qui semble prévaloir sur les étals atteint ses limites lorsque les profondes tensions entre les différents labels apparaissent au grand jour. Un légume récolté bio est-il synonyme de droits humains respectés ? Et l’inverse ? Un fruit importé depuis l’autre coté du monde peut-il être bio ? Ces tensions ne sont pas insolubles, mais une position satisfaisante exige un travail de fond conséquent. Le consommateur a besoin de labels performants, capables de prendre en compte la complexité des interactions et des situations de chaque branche.

De plus, cette avancée ne résoudra pas tout. Le choix des produits au supermarché relève également du facteur prix. Tous ne peuvent pas se payer un choix « éthique ». De politique, la question se fait également sociale. Consommateurs aisés, pauvres ou moyens ont-ils la même responsabilité morale ? Comment rendre compte de cette question devant le tribunal de la caissière ?

Johan Rochel
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mercredi 27 avril 2011

Qui connaît Helen Keller?

Le 12 avril 2011, Helen Keller est devenue l’une des Suissesses les plus influentes d’Europe. En compagnie de ses acolytes, la Zürichoise aura l’honneur et la responsabilité de trancher des questions touchant au cœur de nos vies en société. Entre aide au suicide et crucifix en salles de classe, la liste des affaires potentiellement explosives ne manque pas. Au gré de la procédure, elle pourrait conduire jusqu’à la douloureuse question de l’interdiction de la construction des minarets telle que voulue par le peuple suisse. Mais que fait donc la mystérieuse Mme. Keller ? Dès octobre 2011, en remplacement de Giorgio Malinverni, la Zürichoise siègera en tant que juge pour la Suisse à la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg.

Si la notoriété publique d’Helen Keller (surtout en Romandie) reste bien modeste à l’égard de l’importance de sa fonction, c’est certainement parce que la Suisse officielle se réjouit dans une retenue particulièrement frappante. L’exercice de la félicitation sous pression populiste reste une tâche bien ingrate ! Helen Keller est passée du statut de professeure à l’université de Zürich à celui de « juge étrangère», ces fossoyeurs de la démocratie suisse dénoncés à longueur de tirades par une certaine frange politique. La Cour de Strasbourg, véritable épine dans le pied des défenseurs d’une souveraineté aussi intangible qu’illusoire, se permet d’intercéder dans les affaires intérieures, parfois même au mépris des décisions populaires. Et tout cela pour protéger de prétendus droits de l’homme inscrits dans une obscure convention ! Tout cela fleure bon le complot de la classe politique.

Plus profondément, le problème relève d’un manque crasse d’informations. La Convention Européenne des Droits de l’Homme fait figure d’épine dorsale du Conseil de l’Europe, première organisation intergouvernementale dédiée au maintien de la paix et de la prospérité en Europe. Qui connaît encore cette institution fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, forte aujourd’hui de 47 membres ? Qui pourrait citer les parlementaires suisses siégeant à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe? Le Conseil de l’Europe n’est-il pas de plus en plus associé à l’ «autre» Europe, la menaçante Union Européenne?

Face à la montée des pressions politiques, il est aujourd’hui central de ré-affirmer l’importance du Conseil de l’Europe et de la Convention. En offrant à tout individu la possibilité de faire valoir la violation de ses droits à la Cour, la Convention est en première ligne d’une meilleure garantie des droits individuels par delà les différents systèmes nationaux. La juge internationale Helen Keller fait maintenant partie intégrante de ce mécanisme de protection des droits humains. Quant à sa notoriété, gageons que si d’aventure l’interdiction des minarets devait trouver son chemin jusqu’à la salle du tribunal, Mme. Keller gagnerait une visibilité immédiate et bien lourde à porter.

Johan Rochel
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lundi 28 mars 2011

Comment gérer un monde d'interdépendances?

L’actualité internationale nous offre la preuve que nous évoluons dans un monde fait d’interdépendances permanentes. Le défi politique sous-jacent n’est toutefois pas souvent clairement formulé : Comment gérer ces interdépendances ?

Depuis bientôt trois mois, les nouvelles internationales ont pris une place de plus en plus importante dans nos vies. En s’invitant dans nos salons, nos journées de travail et nos discussions, les évènements internationaux monopolisent une bonne partie de notre capacité d’attention. A n’en pas douter, l’omniprésence et l’instantanéité de ce flux d’informations rapprochent les bonheurs et les tragédies qui se jouent sur ce qu’on appelle fort justement le théâtre du monde. Les conséquences de cette proximité sont nombreuses, tant sur notre capacité d’identification que sur notre propension à faire œuvre d’empathie et à nous engager en faveur des victimes.

Sur un plan global, c’est l’occasion de vérifier que nous évoluons dans un monde d’interactions permanentes. A leur tour, ces interactions ouvrent le champ d’interdépendances structurelles et profondes. Mais au-delà de ce constat relativement banal, il importe de débattre la question politique et juridique fondamentale de la bonne gestion de ces interdépendances. Affirmer qu’un nuage radioactif ne pourrait toucher la Suisse, qu’une vague de réfugiés s’abattra sur l’Europe ou que la récolte de cacao sera affectée par le duel Gbagbo/Ouatara ne pose en effet pas la question essentielle : quels mécanismes politiques pour gérer ces interdépendances et les risques de domination corollaires ?

Les limites de l’Etat-nation

Il est aujourd’hui peu disputé que l’Etat-nation et l’idée de souveraineté absolue ne sont plus des réponses satisfaisantes. Ce qui se passe à l’intérieur d’un Etat a des influences considérables sur les acteurs extérieurs. Le fait même de recourir au terme de communauté internationale montre qu’il existe un étalon de valeur supérieur, rassemblant en un groupe l’ensemble des individus et des communautés politiques. Au contraire d’une souveraineté nationale une et indivisible, il s’agit plutôt d’adopter une approche différenciée, capable de séparer les différents domaines de compétences et de les allouer à l’échelon politique et institutionnel le plus à même de gérer de manière légitime ces interdépendances.

Repenser le défi de la légitimité

Deux stratégies complémentaires s’ouvrent à la communauté internationale. Premièrement, les compétences souveraines doivent être attachées à un standard de légitimité. Dans la mesure où ce standard n’est pas respecté, la communauté politique en question perd l’usage légitime de ses compétences souveraines. La proposition actuellement la plus crédible quant au contenu de ce standard de légitimité se concentre sur le respect effectif des droits de l’homme. A ce titre, la résolution 1973 de l’ONU relative à la situation en Lybie est le premier exemple d’action de la communauté internationale puisant sa légitimité dans le concept de « responsabilité de protéger ». Une responsabilité qui s’applique lorsqu’un régime met volontairement et systématiquement en danger les droits fondamentaux des individus vivant sur son territoire.

Deuxièmement, certains compétences souveraines doivent être allouées à des institutions supranationales, existantes ou encore à inventer. De par leur caractère global, ces institutions devraient être à même de conceptualiser puis de réguler les interdépendances existantes entre les acteurs. A leur tour, ces nouveaux lieux de débats et de décisions politiques doivent être organisés afin d’assurer une juste et équitable représentation de toutes les voix.

L’interdépendance qui caractérise notre monde globalisé appelle des réponses innovantes, sortant des cadres conceptuels dans lesquels les politiques nationales évoluent. Sur le plan de politique internationale, ces questions offrent un champ de possibles sur lesquels la Suisse devrait prendre un véritable leadership intellectuel et moral. A titre d’exemples, la reconnaissance d’un nouvel Etat (par. ex le Kosovo) offre un momentum particulièrement paradigmatique de cette gestion des interdépendances. En développant un cadre conceptuel cohérent sur les conditions et limites de la reconnaissance d’un nouveau membre de la communauté internationale, la Suisse aurait les moyens de s’affirmer sur un terrain absolument central. En adoptant une telle stratégie, la Suisse sera en mesure de plaider de manière convaincante pour une architecture juridique internationale solide, le respect et le renforcement du cadre multilatéral et l’engagement au sein des instances internationales en faveur des droits de l’homme.

Johan Rochel
www.chroniques.ch

Cette chronique a été publiée sur le blog du foraus - Forum de politique étrangère.