vendredi 1 mai 2009

De l’éthique dans l’économie

Article paru dans Le Temps (1er mail 2009)

Dans les différents discours qui accompagnent, de près ou de loin, la crise économique mondiale, une oreille attentive ne peut ignorer la référence régulière faite à la nécessité de remettre de l’éthique dans les pratiques économiques. De grands chefs d’Etat ont sorti les formules chocs pour l’occasion. « Il faut moraliser le capitalisme », s’est ainsi exclamé Nicolas Sarkozy. Sous la pression de l’opinion publique, de grands patrons de banques ont rendu leur bonus (Ospel) alors que de hauts fonctionnaires ont fait leur mea culpa (Greenspan). Mais s’est-on interrogé plus précisément sur les liens qu’entretiennent éthique et économie ? Le prêchi-prêcha ambiant semble attribuer un rôle bien spécifique à l’éthique, passant sous silence l’existence d’un lien plus fondamental.

L’invocation de l’éthique dans l’actualité se concentre sur une idée générale: rendre effective l’application des normes que se doivent de respecter des acteurs économiques lorsqu’ils interagissent. C’est ce qu’on appelle l’éthique des affaires (business ethics). Ce premier rôle peut se décliner sous de multiples attributs : sensibiliser les décideurs à la responsabilité sociale de l’entreprise (CSR), établir des critères de justice dans les rapports entre grands et petits actionnaires, responsabiliser le gérant lorsqu’il investit l’argent de son client, tenter d’établir une rémunération plus juste.

Ce rôle de l’éthique comme ensemble de règles de conduite est certainement important. Néanmoins, il est essentiel de rappeler, afin de mettre en perspective le discours actuel, que cette éthique des affaires ne constitue pas le seul rôle de l’éthique dans l’économie. Pis, ce premier rôle n’est pas à proprement parler « dans » l’économie : l’éthique des affaires n’est finalement que l’application spécifique des normes de société aux relations entre acteurs économiques. Et ce projet ne va pas sans difficulté, puisque l’éthique des affaires et l’économie sont en effet, par leur finalité, indépendantes l’une de l’autre.


L’économie comme science dépourvue de questionnements éthiques ?

L’éthique est présente à un niveau plus fondamental lorsque l’on s’aperçoit qu’elle est convoquée aussi dans le langage et les concepts employés par les économistes « dans » leur science. Non que cette dimension soit aujourd’hui importante pour résoudre les problèmes gigantesques de la crise. Il s’agit ici simplement de rappeler que des questionnements éthiques, qu’on le veuille ou non, se trouvent au cœur de la science économique en tant qu’ils influent les données économiques. On ne parle plus ici des règles de conduites des acteurs d’une entreprise, mais de l’intrusion d’évaluations et de jugements moraux dans les modèles que les économistes élaborent et implémentent. Cet autre rôle de l’éthique dans l’économie est contesté voire ignoré dans la branche, parce que nombre d’économistes ne tolèrent pas cette intrusion d’éléments normatifs dans une discipline qu’ils voudraient fondée exclusivement sur des faits et des calculs (une économie purement positive).

Partons d’un cas concret: dans un mémo datant de 1991 et adressé à quelques collaborateurs, Larry Summers, aujourd’hui membre de l’équipe d’experts économiques du gouvernement Obama, à cette époque économiste en chef de la Banque Mondiale, se demande s’il ne vaudrait pas mieux transférer les déchets des industries polluantes occidentales vers les pays les moins avancés (PMA)[1]. Summers connaît parfaitement la logique qui consiste à baser les décisions économiques sur une évaluation des conséquences des différentes alternatives sur le bien-être des individus – identifié à la satisfaction des préférences (l’approche welfariste). Suivant cette logique, il apparaît clairement que le transfert des déchets vers les pays les moins développés est la meilleure des alternatives. Pourquoi ? Parce que les PMA – leurs dirigeants et citoyens, considérés comme des individus rationnels et bien informées – accepteraient délibérément de recevoir ces déchets contre une compensation qui serait moindre que le coût que ce que les pays développés – eux aussi considérés comme informés et rationnels – seraient d’accord de prendre en charge pour traiter les déchets de pollution. Les compensations versées aux PMA pourraient par exemple se traduire par l’augmentation de postes de travail. En d’autres termes, suivant cette logique, tout le monde y gagne – ou plutôt, au moins une des parties est gagnante par rapport au statu quo initial. Dans le langage technique des économistes, ce modèle est dit pareto-optimal.

À première vue, cette logique paraît exclure tout questionnement éthique. Pourtant, il n’en est rien. Dans cet exemple, l’approche welfariste qui consiste à comparer les différentes alternatives en termes de conséquences sur le bien-être des individus peut très bien inclure dans sa balance les exigences éthiques des individus des PMA concernant le transfert de pollution. Après tout, les exigences éthiques dans les PMA comme dans les pays développés sont des préférences individuelles comme des autres et peuvent figurer en bonne place dans le calcul des coûts de l’opération de Summers. Si elles sont prises en compte dans le calcul global et s’avèrent confirmer le calcul de Summers, alors même l’économiste soucieux d’éthique devra accepter cette situation. Vraiment ?

C’est ici que se situe le noeud du problème : les exigences éthiques prises en compte dans le calcul sont des informations censées refléter les préférences des individus affectés par le transfert. Mais il va de soi qu’un Angolais n’a pas les mêmes exigences environnementales qu’un Suédois. Plus généralement, le seuil d’exigence éthique – comme celui d’accepter des déchets polluants pour gagner un poste de travail – sera bien plus bas chez l’Angolais que chez le Suédois. Autrement dit, la logique de Summers est valide dans le monde tel qu’il est – avec les disparités et les inégalités que l’histoire a léguées – mais non dans le monde tel qu’il pourrait être, un monde où l’économie devrait reconnaître et prendre en compte l’existence de normes éthiques (et non comme de simples faits considérés à titre de préférences individuelles). Le bien-être total des individus sera peut-être augmenté une fois le transfert effectué, cela ne signifie nullement qu’il soit équitable. Que serait un échange équitable ? C’est ici que l’économiste et le philosophe doivent commencer à dialoguer.

Alain Zysset
Johan Rochel

=> Cet article est paru dans la rubrique "Invité" du cahier Economie du journal Le Temps, le vendredi 1er mai 2009.
Il peut être consulté à cette adresse:http://www.letemps.ch/Page/Uuid/1fa56cd8-35c7-11de-8e96-08bee2564481%7C0

[1] L’exemple est donné par Hausman et McPherson (2006)

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