mercredi 30 juin 2010

Le tunnel et le magicien

Dimanche passé, train régional entre Monthey et St-Maurice. Le petit bonhomme – quatre ans à peine – regarde par la fenêtre d’un air las, visiblement peu touché par la beauté étrange et industrielle du site chimique montheysan. Alors que le train arrive en gare de Massongex, le bambin demande à son père : « Et maintenant, on fait quoi ? » Prenant alors des airs grandiloquents, le père déclare d’un air assuré qu’il a passé commande spéciale d’un tunnel au chef du train. Les yeux fatigués du petit bonhomme s’éveillent. Le voyage reprend de son attrait et la figure du père de sa magie première et créatrice. Alors que le train s’approche du château de St-Maurice, le père mime un contact aussi direct qu’imaginaire avec le chef du train et lui recommande de ne pas oublier le tunnel pour son fils. Quelques secondes plus tard, sous l’œil émerveillé du petit, le convoi s’engouffre dans l’étroit tunnel agaunois.

Magnifique épisode de l’atmosphère si particulière du voyage en train qui, par la promiscuité qu’il impose aux voyageurs, offre d’incomparables plongées dans les destins et tragédies de chacun. Quel bel exemple de cette faculté propre aux humains de poétiser à l’envi le réel brut de coffre qui les entoure. Qu’il est admirable ce père qui, s’arrogeant des pouvoirs quasi démiurgiques, se donne le droit de redessiner à sa guise la matière de l’univers. A sa manière, et non sans rappeler le magnifique Benini dans « La vie est belle », il jette pour son fils un voile d’illusions sur le monde qui l’entoure. Ce monde qui, sans cette signification que nous lui donnons, serait comme une masse informe et dénuée de sens.

Cette exceptionnelle faculté devrait-elle s'en tenir à une réinterprétation du réel ? Loin s’en faut, car la liberté des hommes et des femmes ne connaît de limites que dans l’imagination. L’appel du père au chef de train est un premier pas sur le chemin de la liberté créatrice. Mais il est en notre pouvoir d’appeler des choses nouvelles au monde, de modifier le réel qui nous entoure en une chose plus belle et plus grande. Pour la philosophe Hannah Arendt, cette incursion de la liberté dans le réel marque la gloire de la chose politique. En créant le Nouveau, ce qui n’existait alors que dans l’ordre des possibles, l’humain se réalise de la plus haute des manières. Il rend justice à sa capacité de créateur, d’une puissance égale à la responsabilité qu’il prendra sur ses épaules.


Johan Rochel
www.chroniques.ch

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