lundi 7 avril 2008

Initiative Minder : il est urgent de responsabiliser les actionnaires

Beaucoup de signataires de l’initiative de Thomas Minder sur les rémunérations abusives ont sans doute agi sur la base de convictions morales. Il semble de plus en plus difficile de justifier les conditions salariales des top managers. En un mot comme en cent, ces dernières apparaissent comme profondément injustes. Le malaise, plus sinueux que la simple ligne de partage gauche-droite, peut être mis en lumière à travers la discussion de deux notions centrales du concept de justice.
Premièrement, nous associons bien souvent une rémunération juste à l’idée de mérite. Peu s’indignent du salaire de Roger Federer, le tennisman étant décrit comme une personne méritant son traitement. En matière de justice, le mérite est présenté comme une corrélation entre l’apport fourni et la récompense touchée. Le chef d’une entreprise mérite ainsi plus que ses employés, car il est par exemple prêt à se rendre au travail durant le week-end.
Sur ce point, la question devient problématique au regard des sommes touchées par les top managers. Peuvent-elles encore être mises en relation avec un apport fourni à l’entreprise ou à la société ? Il est permis d’en douter. Le raisonnement devient carrément absurde lorsque le top manager n’est pas en mesure de prouver le bienfait de son apport. Le cas Marcel Ospel illustre à merveille les incohérences de cette justification par le mérite.
Les défenseurs d’un régime de salaires astronomiques opposeront à cette corrélation apport/récompense l’idée selon laquelle la prise de risque justifie les rémunérations. Les top managers se trouvent en permanence sur un siège éjectable et, au vu des risques encourus, il est normal qu’ils touchent le gros lot. Là encore, difficile d’admettre que les sommes touchées ne compensent pas déjà de manière outrancière un risque de licenciement. Salaire, bonus, parachute doré : tout cela justifié par le risque d’un éventuel licenciement ? Les chiffres ont perdu tout sens des réalités.
Outre la notion de mérite, c’est un tout autre argument en termes d’incitations qui est souvent mis en avant pour justifier les conditions salariales des top managers. Le raisonnement sous-jacent se laisse résumer comme suit : laissons les inégalités salariales perdurer, les personnes les plus talentueuses n’en seront que plus motivées à faire de leur mieux. Du fait de cette ardeur au travail, la situation de tous devrait s’améliorer.
Le philosophe John Rawls a placé un argument de ce type au centre de son maître ouvrage Une théorie de la justice (1971). A la base de son idée se trouve la conviction que les inégalités ne sont pas un mal en soi pour une société. Il est donc loin de prôner un égalitarisme brutal, où les avoirs de chacun devraient être strictement égalisés. Selon ce qu’il nomme le principe de différence, des inégalités sont justifiées si elles permettent d’une façon ou d’une autre d’améliorer le sort des plus mal lotis. Entre les deux extrêmes de l’échelle sociale apparaît une relation d’équité (fairness).
Au sens de John Rawls, les inégalités que dénonce l’initiative de Thomas Minder sont-elles moralement justifiables ? Pour qui veut répondre par la positive, le défi est grand de montrer que les sommes pharamineuses touchées par les top managers servent d’une quelconque manière le groupe situé à l’autre extrême. A l’image de l’argumentaire fourni par Economiesuisse, certains ne manqueront pas de saisir ici la balle au bond. Les dispositions libérales et flexibles du droit suisse, dont semblent faire partie les hauts salaires, servent la place financière suisse, en tant qu’ils fonctionnent comme incitatifs pour attirer les meilleures entreprises en Suisse. Il importe toutefois de considérer la société dans sa globalité et de ne pas sous-estimer les effets d’un sentiment d’injustice largement répandu. Si le fait d’avoir les meilleures se paie sous la forme d’un affaiblissement tangible des bases du sentiment de justice – garant de la cohésion de la société – la justification morale des hauts salaires disparaît. Qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas ici de plaider pour une égalité de salaires, mais pour une certaine retenue en matière de traitements des top managers. Cette retenue que Rawls appelle de ses vœux dans les relations entre membres d’une même société sous le terme d’équité.

Rappellons néanmoins que, du point de vue social, un haut salaire profite grandement à la collectivité dans son ensemble. Imaginons une redistribution du salaire de Marcel Ospel entre les employés de l’UBS. Ceux-ci verraient leur revenu augmenter de quelques dizaines de francs par mois, mais le fisc ne s’y retrouverait pas. Il faudrait en effet compenser une perte sèche de plusieurs millions de francs pour les caisses de l’Etat, somme qui remettrait en cause de nombreuses prestations servies justement à ces salariés. Le serpent se mord la queue.

Si l’occasion est belle pour une discussion approfondie de la justification morale des hauts salaires, l’initiative plaide surtout pour un meilleur contrôle de l’entreprise par l’organe suprême, l’Assemblée des actionnaires. Beaucoup de voix plaident pour une démocratisation des sociétés privées. L’enveloppe destinée à la rémunération des Conseils d’administration ne constiuait aupravant pas une pierre d’achoppement, il était naturel de la traîter comme n’importe quelle autre position budgétaire. Aujourd’hui, certains abus en matière de parachutes dorés et de primes aux dirigeants laissent penser que le constituant ne trouve plus légitime de considérer ce point comme anodin. Aux yeux du public, cette question prend une importance presque aussi vitale que celle du bénéfice.
Sans aborder la question épineuse de la justesse des décisions prises, l’Assemblée générale extraordinaire de l’UBS que nous avons vécue dernièrement a montré combien notre droit des sociétés était anachronique. Avec la Société anonyme, la volonté du législateur était de garantir un certain contrôle de l’entreprise par les actionnaires. Le système actuel ne fonctionne visiblement plus pour les grosses sociétés de capitaux. Beaucoup d’actionnaires laissent le contrôle de leur voix à l’organe exécutif et lui vouent une confiance aveugle. C’est notamment le cas des sociétés cotées en bourse dont les actions servent davantage à la spéculation qu’à la répartition des voix entre actionnaires. Il est temps que nos autorités prennent le problème en main et envisagent la création d’un nouveau statut adapté aux très grandes entreprises, pour que celles-ci ne deviennent pas des mastodontes où l’Assemblée générale sert de chambre d’enregistrement des décisions des administrateurs. La question des hauts salaires n’étant que la pointe de l’iceberg que constitue l’organisation des multinationales.
Philippe Nantermod et Johan Rochel
Publié dans le Journal "Le Temps", lundi 7 avril 2008

2 commentaires:

Johan Rochel a dit…

Les personnes intéressées par ce thème passionant seront peut-être motivées à lire l'article suivant de la NZZ:
http://www.nzz.ch/nachrichten/wirtschaft/aktuell/auch_kleine_sahnen_ab_1.709064.html

En quelques mots, l'article explique que les chefs des petites entreprises s'octroient, par rapport au chiffre d'affaire de l'entreprise, des salaires parfois...surprenants !
Autre sujet de l'article: une étude universitaire met en évidence l'influence des "Machtverhältnisse" sur la possibilité des chefs de s'octroyer de hauts salaires.

Johan Rochel a dit…

http://www.nzz.ch/nachrichten/wirtschaft/aktuell
/auch_kleine_sahnen_ab_1.709064.html