samedi 7 avril 2012

L'aéroport, le monde - et puis l'envol


Les philosophes ont parfois des activités étranges. Le Suisse Alain de Botton, exilé depuis longtemps au pays de sa Majesté, a passé une semaine à l’aéroport londonien de Heathrow. De ses rencontres et observations, il a tiré un livre*. A une échelle plus modeste, me voici propulsé dans une situation similaire: une journée entière à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam. 

Dans un espace où d’habitude tout va si vite, se retrouver dans la peau d’un observateur a quelque chose de vertigineux. Certes, nous avons tous parcouru ces immenses couloirs en remarquant parfois, de-ci de-là,  des petits groupes de voyageurs qui semblaient s’être installés durablement. Mais voilà, c’était toujours les autres. Et leur avion avait sûrement été retardé. Un accident de parcours dans un environnement où tous ne sont que fluidité, transit, mouvement. 

Placé en marge de ce flux permanent, l’observateur jouit d’une place privilégiée. De là, l’aéroport apparaît alors comme le reflet et l’émanation du monde dans lequel nous vivons. Comme les gares, l’aéroport relie, accueille, trie et rejette tout à la fois. Il concentre opportunités et tristesses, chances et détresses. S’il fut dans le passé le sas d’entrée vers nos sociétés – espace d’acclimatation feutré et aseptisé – il est aujourd’hui le reflet de notre monde profondément pluriel. A Amsterdam comme ailleurs, il brille par le mélange unique des horizons qu’il voit défiler chaque jour. 

Cette profonde diversité des visiteurs contraste avec son uniformité. Partout, parfumeries et marques globalisées entonnent la promesse de soulager les âmes en transit par les vertus du commerce. Achète ici ce que tu pourrais trouver ailleurs – ou le shopping comme réponse à cette petite crainte de l’envol vers l’ailleurs. Et pourtant, s’il offre un nouvel espéranto, cet hymne au commerce ne gomme pas les classes sociales qui parcourent le monde réel. A l’inverse, celles-ci imprègnent l’aéroport sous forme d’accès aux privilèges. Les différences dessinent les files d’attente et ouvrent les portes des salons cosy. Au détour d’un guichet ou d’un contrôle, regards partagés pour une rencontre brève et superficielle. Plus tard, durant le vol, de pudiques rideaux rétabliront l’imperméabilité sociale.

Ces démarcations augurent toutefois de tranchées plus profondes – là où le vernis de l’aéroport craquelle. Murs, couloirs et contrôles dessinent un vaste territoire découpé en petites provinces. Ces provinces ne se voient pas, ne se touchent pas. Seules quelques portes de service et le fantasme persistant d’une sécurité absolue traversent ces frontières et relient ces mondes. Où sont les bagagistes de l’ombre qui œuvrent au bout des interminables tapis roulants ? Dans quelle salle attache-t-on les personnes qui seront renvoyées de force ? De quelle terrasse peut-on apercevoir les quartiers diplomatiques où arrivent les dignitaires du moment ? Même vu du ciel, l’aéroport ne livre pas toutes ses réponses. Dans le lointain, sa tour de contrôle continue de trôner, phare d’une Alexandrie encore à construire. 

Johan Rochel
www.chroniques.ch


* Alain de Botton, A Week at the Airport: A Heathrow Diary, 2009

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